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De l’esprit d’entreprise à l’école

Un dossier de presse a été publié le 7 juin 2013 par le Ministère des Sports et de la Jeunesse. Ce dossier résume les grands traits de l’accord-cadre signé avec Total pour prendre des mesures favorisant l’insertion socio-professionnelle des jeunes (pour lire le dossier, cliquez ici). Cet accord peut interpeler puisque Total est le seul partenaire privé du Fonds d’Expériméntation pour la Jeunesse (FEJ). Le PDG de Total parle idéalement de cet accord comme « une invitation à concilier fureur de vivre et droit au coup de pouce ». Si les objectifs de cet accord sont louables (favoriser la diversité, l’esprit d’entreprendre y compris dans les arts, accompagnement dans la création, etc.), il est tout de même important de réfléchir à ce que peut signifier « l’entreprise dans l’école ».

Réfléchir sur le travail à l’école, ce n’est pas avancer l’âge de la formation professionnelle

L’école est un lieu d’ouverture, de confrontations d’idées, non de formatage. Les adultes de demain doivent porter des solutions nouvelles, non entrer dans un moule. Plusieurs années sont nécessaires à la construction d’une culture générale nécessaire à toute prise de position et tout développement d’idées. Les élèves ne sont pas des CVs sur pattes et c’est à partir des oeuvres et des découvertes qu’on leur enseigne en lettres et en sciences qu’ils développeront leur sens de l’innovation.

Qu’on s’entende bien sur le terme ‘innovation ». Il s’agit partiellement de développer de nouveaux produits et de nouvelles solutions en faveur du développement durable dans le monde du travail, cela va de soi. Mais il s’agit aussi de redessiner le monde, ce que seule permet l’évasion dans la sphère protégée de l’école. Les élèves vont vite comprendre que le monde tel qu’il fonctionne actuellement n’est pas satisfaisant, et les plus hardis seront amenés à proposer leurs solutions, qu’elles soient de gauche ou de droite, tant qu’elles sont dans le cadre des droits de l’homme.

Redessiner le monde va plus loin que de rendre les entreprises plus « vertes », cela signifie aussi inventer des moyens d’échanges moins inégalitaires que l’argent, aplanir l’entreprise, faire passer le collectif avant le bénéfice, sans oublier le bonheur de travailler, etc. La philosophie en terminale est essentielle pour revenir sur les principes du travail, pour réfléchir au sens de l’effort. Il est important que parler de l’entreprise ne soit pas un tabou à l’école, mais à condition que le débat soit élevé, et qu’il ne s’agisse pas d’avancer l’âge de la formation professionnelle à 11 ans.

Contrairement à ce que peuvent penser certains, les manuels ne sont pas l’oeuvre de gauchistes attardés. J’ai le souvenir d’un chapitre d’un mauel d’histoire sur la révolution industrielle. Le dossier documentaire était composé d’un rapport de médecins sur les dangers du voyage en train à vapeur, d’un extrait du manifeste du parti communisme, d’une publciité d’un grand magasin et d’une illustration représentant une usine. En quoi ce dossier est-il de gauche ? Il décrit simplement l’air du temps (les débuts de la consommation de masse, l’innovation industrielle et les réfractaires, le développement de la classe ouvrière et son orgnaisation politique). N’ayant pas discuté avec tous les enseignants de France, je me fonde simplement sur leurs droits et devoirs officiels, qui excluent toute posture partisane durant leur service.

Le Medef et l’Etat aimeraient un partenariat privilégié entre entreprise et enseignants. Et la gauche de la gauche ne m’y semble pas opposée dans le principes, mais seulement dans les moyens. Elle s’oppose à ce que l’esprit d’entreprise ne soit perçu que comme un instrument lucratif, comme l’a dit Jean-Luc Melenchon, mais vante le travail collectif. Mélenchon ne s’attaque pas à l’entreprise mais à une certaine conception de l’entreprise. Si les adultes eux-mêmes s’arrachent les cheveux sur les concepts, il faut déjà s’entendre sur les termes et que l’élève soit assez âgé pour être capable de juger le monde de l’entreprise, à l’aide d’un bagage solide.

L’argumentation est progressivement abordée au collège puis mise en pratique plus intensément au lycée. Il ne semble pas bon pour l’élève d’être confronté au concept de l’entreprise alors qu’il n’ a lui-même pas les clés pour argumenter ou se forger une opinion équilibrée. De plus, comme beaucoup le disent, l’entreprise n’est pas le seul lieu où se développe l’esprit d’entreprise. Le socle commun de compétences du collège est rempli de notions qui s’en rapprochent (écoute de l’autre, prise d’initiatives, travail collectif, prise de parole, etc.)

Cadrer l’enseignement sur l’entreprise

Ce que doivent être les enseignements sur l’entreprise :

  • la poursuite de l’idéal (une entreprise est-elle une démocratie ? comment se justifie la hiérarchie ? comment travailler et s’organiser en groupes ?),
  • une réflexion sur le rôle et la diversité de l’entreprise pour la communauté et son impact sur la société,
  • une étude des courants de pensée qui traversent l’entreprise et comment ils se traduisent encore aujourd’hui en politique et au sein des firmes,
  • un discours sur l’entreprise au sens large d’entreprendre (ONG, administrations, professions libérales, carrières artistiques),
  • une observation des pratiques de l’entreprise, en variant les approches : visites mutuelles des élèves et des employés, rédaction de rapports envoyés à l’entreprise, varier les profils d’employés mobilisés dans les échanges,
  • adapter l’approche de l’entreprise aux intérêts des élèves, en favorisant les échanges sur le travail en groupe, qui est fondamental en entreprise et généralement en société, les codes, la liberté d’expression et ses limites, autant de thèmes concrets pour les élèves.

Ce que ne doivent pas être les enseignements sur l’entreprise :

  • une suite de « success stories » de patrons, car cela ne prône pas l’innovation mais l’idolâtrie. Une analyse de la façon dont les patrons se mettent en scène dans leurs apparitions, ouvrages ou interviews peut être néanmoins la bienvenue dans le cadre d’une analyse médiatique,
  • un discours pessimiste contre le travail, car cela décourage l’élève et rejette une réflexion profonde sur la notion du travail.

Sur quoi doivent s’appuyer les enseignements sur l’entreprise ?

  • l’histoire (innovations, combats sociaux, accords, biographies), c’est-à-dire des faits,
  • les expérimentations,
  • la diversité des partenariats (travailleurs de grands groupes, de PME, de structures culturelles, d’associations, etc.), afin de diversifier les vocations,
  • les réglementations, et notamment la primauté de l’enseignement public sur les interventions du privé à l’école, afin de garantir la liberté d’expression au sein de l’école républicaine et assurer que cette liberté soit un modèle pour les futurs travailleurs.

Cessons les stéréotypes sur la fracture école/entreprise

Un enseignant n’a aucun intérêt à dénigrer l’entreprise dans sa définition noble (un groupe partageant un même objectif). Il a aussi le devoir de montrer aux élèves quels sont les droits qu’ils ont à défendre. L’entreprise est-elle par définition capitaliste ? Les jeunes têtes blondes doivent avoir le choix et l’audace de répondre « non » à cette question, mais aussi de répondre « oui » en apportant des solutions, afin d’être prêts à proposer des modèles innovants.

Il me semble que mes propos sont totalement consensuels, mais il est bon parfois de réfléchir à l’essentiel. Dans certains articles, il semblerait que l’entreprise est le seul moyen de produire, que les programmes sont partisans, que les salariés sont tous malheureux, que les enseignants sont tous contre le secteur privé…Arrêtons un peu ces amalgalmes et entendons-nous sur une réalité simple. Ayant travaillé en entreprise et reçu des classes de collèges dans le cadre de programmes de découverte, je dois dire que les enseignants connaissent les attentes des élèves, et que ce sont bien plus souvent les salariés, malgré leur bonne volonté et leur envie de transmettre, qui sont perdus à l’idée de parler de leurs métier à des jeunes. Les échanges entre les deux sphères peuvent être passionnants s’ils sont respectueux, et l’impact sur les élèves est d’autant plus riche que les querelles partisanes infondées sont mises de côté.

L’entreprise a tout intérêt à accueillir des révoltés pleins de talent, et les enseignants ont comme seul désir de donner les meilleurs outils de réflexion à leurs élèves. Espérons que l’entreprise ne se montre pas arrogante et messianique (elle n’est pas le seul modèle d’innovation et elle est loin d’être parfaite !), et que l’Ecole sache garder son rôle de service public indépendant de toute pression intéressée. Cela peut se faire, il me semble, très sereinement.

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Classé dans Culture et société