Le corps est un des trois ordres : « le charnel, l’esprit, la volonté » (fragment 761). Le corps est donc pris dans une trinité qui en fait une composante de l’homme. Pascal s’inscrit dans la tradition antique qui divisait l’être en trois pôles, comme Platon qui distinguait le ventre, l’esprit et le cœur. Cette composante n’est pas qu’organique, elle sert aussi chez Pascal d’outil rhétorique et analogique pour exprimer et clarifier des vérités plus profondes. Pascal dit par exemple que « le bras gauche n’est pas le droit » dans le fragment 794 pour dire que tout changement du corps a un impact sur lui. Le corps est aussi associé à des visions d’horreur visée à faire peur aux libertins, destinataires Pensées. Le corps est en effet synonyme et outils des concupiscences dans lequel l’homme s’engouffre dans l’acte du divertissement. Le corps n’est aussi perçu que comme un réceptacle de l’âme. Dans le même fragment 794, Pascal écrit que « mon âme unie à quelque matière que ce soit fera mon corps. » Tout corps fera l’affaire pour accueillir l’âme. Le corps est donc rabaissé à son caractère d’automate.
Cette vision pessmiste ne s’arrête pas là. La question du corps chez Pascal n’est pas dissociable de la mort pour trois raisons. D’abord, Pascal est un homme qui souffre de la maladie. Sa vision du corps est donc liée à celle de la finitude corporelle. Le corps est aussi compris dans son acception anthropologique : pourquoi n’accepte-t-on pas la mort ? Comment nous en détournons-nous ? Le corps sert la mise en scène de l’homme dans son quotidien. Elle n’est pas non plus dissociable de la mort dans son sens apologétique : comment combattre la mort dans Dieu ? La dualité de corps et d’âme dont est constitué l’homme lui prive de la connaissance du grand tout et de toutes ses parties. Le corps « rabaisse » l’homme vers la terre (fragment 230) tandis que son esprit tend à l’infini. L’homme est un boiteux originel. Si Baudelaire aimait Pascal, c’est pour ce motif de la chute. Tout homme est comme l’albatros, « veule et gauche » sur la terre et pourtant poussé vers un azur infini qu’il cherche à atteindre. Quel espoir placer donc dans le corps ? La pratique de l’eucharistie laisse penser que la matière peut faire revivre le corps du Christ. L’espoir de la transsubstantiation laisse planer l’espoir d’un corps mystique, infini et immortel.
D’un point de vue anthropologique, le corps est le signe de la misère fondamentale de l’homme. Il fonde l’antagonisme de son être. D’un point de vue moraliste, le corps est associé à la peinture des passions destructrices de l’homme dont Pascal veut détourner les libertins. Le corps est le miroir du leurre humain. Enfin, le corps peut être un objet de salut d’un point de vue sacré.
I – Le corps signe de la misère humaine
-
Le corps comme rappel de notre condition
a) Le corps est relégué au statut d’enveloppe.
Le corps est incapable de penser. Pascal écrit dans le fragment 339 : « le corps ne connaît rien, contrairement à l’esprit ». Dans le fragment 143, il précise : « Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute ». C’est bien l’esprit qui fait de l’homme un homme. Pascal se met lui-même en scène. Il peut, en tant qu’homme, concevoir un homme sans corps. Dans l’acte même d’écrire, Pascal se représente en tant que matière pensante. C’est l’immatérialité de l’homme qui le hisse au rang d’homme.
b) La chute de l’homme
Le corps est donc minime dans l’identité humaine. L’esprit peut habiter n’importe quel corps. Le corps, lui, est associé à la chute de l’homme dans la Genèse. Dieu punit Adam et Eve en leur faisant prendre conscience de leur corps. Alors, Adam et Eve dissimulent leurs organes procréateurs avec des feuilles de vigne. Le corps est là pour « nous faire souvenir d’où nous sommes tombés »(fr.20). Le corps est le signe de la misère humaine et du péché originel.
c) La fonction mémorielle
Cette misère humaine est visible dans les combats que l’homme entretient entre sa fonction raisonnante et les passions corporelles. L’homme pascalien est incapable d’atteindre une autre condition que celle de l’excès et de la démesure motivée par l’orgueil. L’homme est donc tiraillé entre deux excès : « Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes » (fr.29). Renoncer aux passions terrestres est un acte prométhéen de pur orgueil et renoncer à la raison est un acte de rabaissement qui conduit au statut de bête régie par les concupiscences. L’homme est donc incapable de renoncer à son enveloppe corporelle qui lui rappelle qu’il n’est pas dieu mais homme. Le corps a donc une fonction mémorielle, comme un boulet qu’on traîne pour nous rappeler qu’on ne peut s’élever trop haut sans se brûler les ailes.
- La finitude : faire peur aux libertins
a) Images macabres : l’anéantissement du corps
Pascal s’adresse aux libertins et tente de les convaincre de se disposer à croire en Dieu. Il enchaîne les images macabres qui rappellent aux athées la finitude du corps et la menace omniprésente de la mort. Un homme passe de l’existence au néant en trépassant. Dans le cours fragment 197, Pascal met en scène un enterrement: : « On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais ». L’adverbe résomptif « voilà » résume en deux syllabes toute l’existence réduite à néant en un jet de pelletée de terre. Pascal affirme la fragilité de l’existence en renversant les ordres habituels. Il parle notamment de la puissance des mouches dans le fragment 56 : « elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps ». Le corps humain n’est rien comparé aux petits volatiles que sont les mouches. Pascal opère un inversement de valeurs : le corps qu’on peut toucher n’est en fait pas grand chose, et la croyance en Dieu, intangible, est au contraire le seul lien qu’on peut établir avec l’éternité.
b) Outil rhétorique
Le corps est aussi un outil rhétorique. Il permet de construire des images concrètes que le libertin comprendra aisément. Dans le fragment 486, Pascal traite de la beauté poétique et compare un discours surchargé à une « damoiselle remplie de miroirs et de chaînes ». Il exprime ainsi le rôle de la poésie qui est dire des « petites choses » avec de « grands mots ». Le corps devient un objet oratoire pour le moraliste. Le corps est aussi utilisé d’un point de vue positif pour démontrer que l’homme souffre de n’être jamais sûr de bien raisonner : on est sûr d’avoir mal à la tête et d’être boiteux, dit Pascal, mais nous ne sommes jamais assurés de bien penser (fragment 132). Une fois n’est pas coutume, le corps est source de certitude !
c) Incertitude
Le corps est rempli d’une indécidabilité aussi grande que celle de l’âme. Ainsi, le matérialisme des libertins est remis en cause par Pascal qui entreprend de miner toutes leurs certitudes. La science ne semble n’avoir rien découvert. Dans le fragment 587, Pascal affirme que « nous nous connaissons si peu que plusieurs pensent aller mourir quand ils se portent bien, et plusieurs pensent se porter bien quand ils sont proches de mourir, ne sentant pas la fièvre prochaine, ou l’abcès prêt à se former ». Cette affirmation sous la forme d’un paradoxe avertit le libertin que la mort ne préviendra pas et qu’il a intérêt à se tourner vers la foi qui est seule capable de lui fournir l’éternité. Dans le fragment 681, Pascal est encore plus pessimiste et adopte le discours des athées, perdu dans l’univers sans repères ni repaires : « Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même et ne se connaît plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit ». Pascal parle ici en adoptant la posture des libertins face à leur propres limites. Pascal, par ce procédé, essaie de persuader le libertin que le corps n’a pas plus de certitude que l’âme et qu’il est plongé dans un infini de néant.
- Disproportion de l’homme
a) Un être inclassable
Dans le fragment 230, Pascal décrit le caractère disproportionné de l’homme qui participe à sa misère : l’homme est « un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant ». Cette antithèse est frappante car elle affirme que l’homme est tiraillé entre deux extrêmes, il est à la fois néant et tout en fonction de l’échelle avec laquelle on l’envisage. Pascal fait réfléchir le lecteur en l’effrayant, il affirme sa bassesse en même temps que sa grandeur. Cette contradiction fondamentale se retrouve dans un autre fragment où ¨Pascal conclut que l’homme ne peut être l’objet d’aucune affirmation simpliste : « S’il se flatte, je l’abaisse. S’il s’abaisse, je le flatte et le contredis toujours jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible ». « Tout », « néant », « monstre », l’homme est un animal inclassable et insondable : « il n’y a point de vérité dans l’homme », peut-on lire au début du fragment 230. Notre corps est donc jeté dans un océan d’incertitude.
b) Des sens trompés
Si l’homme ne peut se sonder, c’est aussi parce qu’il est trompé par ses sens qui subissent un trop grand nombre de sollicitations : «notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature ». Ce parallélisme se sert de l’exemple du corps qui bien peu de choses dans la nature pour expliquer que l’intelligence peut elle aussi atteindre une masse infinitésimale de connaissances sur la nature. Le corps est jeté dans la nature. Les sens sont faibles : il subissent un « trop » et «n’aperçoivent rien d’extrême ». Enfin, « notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences ». Les sens et la raison se contredisent et n’apportent aucune satisfaction à l’homme qui ne peut que constater sa misère.
c) Le corps soumis aux mouvements de l’âme
La disproportion de l’homme n’est pas dissociable de la relation entre l’âme et le corps. L’âme dirige le corps : « L’âme ne s’offre simple à aucun sujet, de là vient qu’on rit et pleure d’une même chose », écrit Pascal. Le corps est soumis aux mouvements de l’âme et n’offre donc aucune base de réflexion ou de certitude. Rien n’est simple, dit Pascal. Le corps ne peut apporter aucune vérité tant il est torturé par les affres et les bouleversements de l’âme. Voilà encore un argument susceptible d’effrayer les libertins qui vantent les progrès dans la connaissance du corps.
Le corps nous rappelle notre condition misérable et ne peut nous offrir aucune connaissance stable. Les fragments que nous avons étudiés dans cette première partie de la réflexion nous indiquent clairement que Pascal vise à faire peur aux libertins qui croient au corps et à la raison, deux fonctions humaines que Pascal démonte à loisir. Pascal réfléchit sur le corps en réfléchissant à la place de l’homme dans l’univers. Nous avons vu que les sens pouvaient être trompés et submergés. Cette donnée n’est pas sans conséquence sociale et morale. Quel rôle joue le corps dans le système moral et dans la société que Pascal décrit ? Notre auteur n’est pas seulement anthropologue, il est aussi moraliste.
II – Le corps miroir du leurre humain : la peinture des passions
- La fuite dans le corps
a) Raison et passions
L’homme a une propension naturelle à se réfugier dans les activités charnelles tout en voulant agir avec la raison. Il existe selon Pascal une « guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions » (fragment 514). Il continue par ce syllogisme :.
« S’il n’y avait que la raison sans les passions.
S’il n’y avait que les passions sans la raison.
Mais ayant l’un et l’autre, il ne peut être sans guerre., ne pouvant avoir paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre.
Ainsi il est toujours divisé et contraire à lui-même »
L’homme repose donc sur une contradiction inextricable. Pascal s’inspire en cela des tragédies de son siècle, mettant en scène des personnages nobles tiraillés entre le devoir de raison et la tentation des passions. Racine, proche également du jansénisme ne fait pas autre chose dans Phèdre, à la différence qu’on peut faire valoir le mérité à Pascal de rendre compte ce combat intérieur en une formule syllogistique.
b) Le divertissement
Les activités humaines sont pour Pascal caractérisées par le fuite vers le divertissement. « Le plus grand malheur des hommes est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre », écrit-il. Le corps est un élément essentiel du divertissement car il consiste à déplacer vers le corps ce qu’on ne veut traiter par l’esprit. Dans le fragment 169, il parle de l’acte de « remplir toute sa pensée du soin de bien danser ».
c) Le refus de se résigner
Le corps est une chose imprévisible dans lequel l’homme se plonge pour mieux se tromper et se rabaisser. Pascal parle de la « bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes » (fr.86). Il dit aussi que « la fièvre a ses frissons et ses ardeurs » dans une antithèse qui fait de l’homme un être soumis aux turbulences de son corps. Comment ne pas voir ici le regret de Pascal de se constater malade, soumis à ses propres fièvres ? Son refus de se résigner à être bête par le rabaissement de son être à un simple corps se fait sentir. C’est dans la même optique de refus de se résigner que Pascal nous parle des Juifs en déplorant que ce peuple charnel soit aux antipodes de la Loi de Dieu qui a pris le peuple juif comme contre-exemple que Dieu a choisi pour dispenser sa parole.
- Le leurre des apparences
a)L’imagination trompeuse
Pascal se pose en moraliste en rejetant les affres du corps. Le fraglent 78 sur l’imagination traite des dérives liées au corps et du leurre des apparences. La voix enrouée du magistrat mal rasé ne laissera pas de faire chuter son crédit auprès du public : « je parie la perte de la gravité de notre orateur ». Pascal énumère tout l’équipage des juges : « leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, leurs fleurs de lys ». Le corps est un simulacre qui permet de faire passer « les sciences imaginaires » en « respect ». Il finit par conclure : « les passions de l’âme trompent les sens ».
b) Les apparences maîtresse de l’histoire
Le leurre des apparences opère si bien qu’il est capable de changer la face de l’histoire. Le fragment 228 contient la célèbre anacoluthe sur le nez de Cléopâtre : « Le nez de Cléopatre, s’il eût été plus court, la face de la terre aurait changé ». Les grands de ce monde sont donc eux-mêmes touchés par le leurre des apparences et des passions qui les détournent d’un véritable destin. Pascal relie ici l’attirance corporelle à la vanité des hommes.
c) Le règne des qualités : le moi indéfinissable
Pascal porte une attention particulière à la peinture du regard social et des jugements qui en découlent. Cette théâtralisation du quotidien le perd à un tel point qu’il se demande dans le fragment 567 : « Qu’est-ce que le moi ? ». Pascal se demande ensuite si on peut se définir par le regard des autres et est en soi extrêmement proche des théories ethnologiques contemporaines, comme celles de Gaufmann :
« Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ses qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. ».
Le moi est donc introuvable, il est impossible d’aimer autre chose que des qualités temporaires, qu’elles soient rattachées au corps ou à l’âme. Dans tous les cas, le corps est encore associé au motif du dépérissement (la vérole) et du temporaire.
- N’aimer que Dieu
Afin de vaincre l’empire du corps, Pascal invite à croire en Dieu. Dans le fragment 339, il précise que les grands génies et les saints n’ont nul besoin des « grandeurs charnelles » et que « Dieu leur suffit ». Plutôt que la nature charnelle de l’homme, Pascal invite à la charité qui, elle, surnaturelle. Pascal renie aussi l’attachement fait au personnes. Dans le fragment 15, il écrit : « ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher ». Chercher à éviter les affres du corps par la religion est le moyen pour Pascal de pallier l’insuffisance de la raison et des passions. Que devient alors le corps une fois que nous avons été conquis par la religion ? Peut-on lire dans les Pensées l’espoir d’un corps sacré ?
III – L’espoir d’un corps sacré
- Le corps invisible de Jesus Christ
a) Le corps caché
Le corps du Christ n’est pas visible mais il connaît la transsubstantiation. Pascal précise que l’ostie n’est pas tout le corps du Christ mais que toute ostie est corps du christ. Jésus Christ ne s’est pas manifesté de manière visible aux hommes, ce qui interroge Pascal : « Pourquoi Jesus Christ n’est-il pas venu d’une manière visible au lieu de tirer sa preuve des prophéties précédentes ? » (fr.8). La croyance aux Christ aurait été plus évidente avec un corps tangible. « Que Dieu s’est voulu cacher, ajoute Pascal au fragment 275. C’est l’argument que Pascal apporte contre les libertins qui affirment ne pas voir Dieu par les sens.
b) Homme et Dieu
Jésus Christ établit le lien avec le ciel sur terre. Il est « vision de gloire et d’humilité ». De plus, il est un Messie triomphant de la mort par sa mort » ( fragment 273). Jésus Christ est l’exemple à suivre par tous les hommes, lui qui vécut sur la terre tout en étant lié au ciel par l’ampleur de sa mission messianique.: ainsi, Jésus Christ a une « âme parfaitement héroïque » (fragment 347) capable de crainte et de force. Jésus Christ réconcilie les hommes avec eux-mêmes et avec le ciel.
c) Jesus Christ et l’homme ne font qu’un
Si Jésus Christ tisse un lien entre les hommes et le ciel, les hommes ont un lien étroit avec le corps de Jésus Christ. Dans le fragment 404, on peut lire : « On s’aime parce qu’on est membre de Jésus Christ. On aime Jésus Christ parce qu’il est le corps dont on est membre. Tout est un. L’un est dans l’autre ». La pratique de la transsubstantiation permet aux chrétiens de goûter au ciel et redécouvrir la foi en soi. Il est rare que Pascal nous parle de bonheur dans les courants ténébreux des Pensées mais il se trouve ici un espoir de salut à travers la vénération du corps sacré du Christ.
- La dualité de l’homme
a) La nécessité de l’éternité
Nous avons vu que Pascal place un espoir important de salut dans la relation que l’homme peut entretenir avec Jésus Christ. Pascal insiste aussi beaucoup sur la dualité de l’homme, être parfait déchu depuis l’épisode du péché originel. Il nous est possible de goûter à l’éternité qu’Adam et Eve ont eu la chance de toucher du doigt tout en assumant notre statut déchu. Pascal ne peut se résoudre à dire que le monde n’est que terrestre. Dans le fragment 167, il écrit : « je sens bien qu’il y a dans la nature un être éternel et infini »
140 : « Qu’est-ce qui sent du plaisir en nous ? Est-ce la main, est-ce le bras, est-ce la chair, est-ce le sang ? On verra qu’il faut que ce soit quelque chose d’immatériel »
b) Une identité duale
L’homme peut aspirer au salut par sa nature duale, à la fois grand par son lien originel avec le paradis et la bassesse de son corps sur la terre. Le fragment 154 explique cette idée : « il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre ». L’homme est corporellement fragile mais il a la force de pouvoir penser et sa pensée peut lui permettre d’atteindre Dieu, comme le précise le discours de la machine qui tend à disposer l’esprit des libertins à la quête de Dieu. Il est possible de s’extraire de la déchéance perpétuelle en se tournant vers Dieu. Cette force pensante de l’homme est exprimée dans le fragment 231 à travers la métaphore du roseau : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant ».
b) Un mélange incompréhensible
Fait de grandeur et de bassesse, l’homme finit par être incompréhensible mais, dit Pascal dans le fragment 182, « tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être ». Ce n’est pas parce qu’on ne comprend pas comment l’homme est à la fois corps et âme qu’il n’existe pas sous cette forme.
L’espoir de la connaissance se fait sentir dans le fragment 230 : « si nous sommes simples, matériels, nous ne pouvons rien connaître ». La connaissance n’est que biaisée par notre tendance à métaphoriser le discours:on parle spirituellement des corps et corporellement de l’esprit. L’homme trouve sa supériorité par sa connaissance de la mort : Pascal nous invite donc à penser correctement pour nous sortir de notre condition incompréhensible : « travaillons donc à bien penser ».
- Salut dans le repos
a) Le drame du divertissement
Dans le fragment « Divertissement », Pascal précise que « tout le malheur du monde vent d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ». On imagine donc que le salut ne peut avoir lieu si nous passons notre temps à fuir la réflexion, et notamment la réflexion sur la mort, le repos nous apprenant à mourir, comme le dit Montaigne. Cela permet à Pascal d’affirmer au fragment182 : « Ne cherchez point de satisfaction dans la terre, n ‘espérez rien des hommes ». Il est extrêmement sévère envers les plaisirs terrestres puisque les concupiscences « seront le partage des animaux ». Pour accentuer sa facette de grandeur, l’homme a tout intérêt à trouver le repos dans ce qu’il sait faire de mieux : penser.
b) Le sacrifice du membre pour le corps
Pascal invite l’homme à sacrifier son corps pour trouver le salut. Etant membre de Jésus Christ, l’homme doit se sacrifier au corps de Jésus Christ pour le faire vivre. Dans le fragment 405, il écrit qu’ « il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps, qui est le seul pour qui tout est » Cette analogie avec les membres du corps indique qu’il faut se sacrifier au corps tout entier du Christ car il nous a insuflé la vie.
c) Un marché attrayant
Dans le fragment 751, Pascal use de la prosoppopée pour donner la parole à Dieu et signifier que la mort du corps peut apporter le salut : « Les médecins ne te guériront pas, car tu mourras à la fin, mais c’est moi qui te guéris et rends le corps immortel ». Les sciences terrestres ne guérissent pas la maladie originelle de l’homme mais la sensibilité à la religion peut apporter la paix éternelle. Pascal propose aux libertins un marché auquel ils ont tout intérêt à souscrire rationnellement. La mort ne peut être évitée, mais le salut peut être gagné.
Le traitement de la question du corps chez Pascal a entraîné au cours de notre étude des considérations anthropologiques, sociales et religieuses. Concluons cet exposé par cette interrogation rhétorique : « Qui ne croirait, à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange-là nous serait bien incompréhensible ? ». La dualité de l’homme est centrale pour Pascal : elle nous fait voir que tout espoir n’est pas perdu, que, malgré le péril insufflé par notre corps, le salut éternel peut être obtenu, et la mort vaincue par la mort elle-même après une vie de repos dénuée de la fuite vers le divertissement. Le corps est, certes, le signe de la misère humaine. Il est, certes, le miroir des passions destructrices des hommes quelle que soit leur classe sociale. Mais il est aussi susceptible d’être sacré par un salut gagné par la foi et la quête de Dieu. En devenant membre de Jésus Christ, nous assurons notre éternité. Telle est la parole optimiste de l’apologie pascalienne.
La question du corps dans les « Pensées » de Pascal
Le corps est un des trois ordres : « le charnel, l’esprit, la volonté » (fragment 761). Le corps est donc pris dans une trinité qui en fait une composante de l’homme. Pascal s’inscrit dans la tradition antique qui divisait l’être en trois pôles, comme Platon qui distinguait le ventre, l’esprit et le cœur. Cette composante n’est pas qu’organique, elle sert aussi chez Pascal d’outil rhétorique et analogique pour exprimer et clarifier des vérités plus profondes. Pascal dit par exemple que « le bras gauche n’est pas le droit » dans le fragment 794 pour dire que tout changement du corps a un impact sur lui. Le corps est aussi associé à des visions d’horreur visée à faire peur aux libertins, destinataires Pensées. Le corps est en effet synonyme et outils des concupiscences dans lequel l’homme s’engouffre dans l’acte du divertissement. Le corps n’est aussi perçu que comme un réceptacle de l’âme. Dans le même fragment 794, Pascal écrit que « mon âme unie à quelque matière que ce soit fera mon corps. » Tout corps fera l’affaire pour accueillir l’âme. Le corps est donc rabaissé à son caractère d’automate.
Cette vision pessmiste ne s’arrête pas là. La question du corps chez Pascal n’est pas dissociable de la mort pour trois raisons. D’abord, Pascal est un homme qui souffre de la maladie. Sa vision du corps est donc liée à celle de la finitude corporelle. Le corps est aussi compris dans son acception anthropologique : pourquoi n’accepte-t-on pas la mort ? Comment nous en détournons-nous ? Le corps sert la mise en scène de l’homme dans son quotidien. Elle n’est pas non plus dissociable de la mort dans son sens apologétique : comment combattre la mort dans Dieu ? La dualité de corps et d’âme dont est constitué l’homme lui prive de la connaissance du grand tout et de toutes ses parties. Le corps « rabaisse » l’homme vers la terre (fragment 230) tandis que son esprit tend à l’infini. L’homme est un boiteux originel. Si Baudelaire aimait Pascal, c’est pour ce motif de la chute. Tout homme est comme l’albatros, « veule et gauche » sur la terre et pourtant poussé vers un azur infini qu’il cherche à atteindre. Quel espoir placer donc dans le corps ? La pratique de l’eucharistie laisse penser que la matière peut faire revivre le corps du Christ. L’espoir de la transsubstantiation laisse planer l’espoir d’un corps mystique, infini et immortel.
D’un point de vue anthropologique, le corps est le signe de la misère fondamentale de l’homme. Il fonde l’antagonisme de son être. D’un point de vue moraliste, le corps est associé à la peinture des passions destructrices de l’homme dont Pascal veut détourner les libertins. Le corps est le miroir du leurre humain. Enfin, le corps peut être un objet de salut d’un point de vue sacré.
I – Le corps signe de la misère humaine
Le corps comme rappel de notre condition
a) Le corps est relégué au statut d’enveloppe.
Le corps est incapable de penser. Pascal écrit dans le fragment 339 : « le corps ne connaît rien, contrairement à l’esprit ». Dans le fragment 143, il précise : « Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête, car ce n’est que l’expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds. Mais je ne puis concevoir l’homme sans pensée. Ce serait une pierre ou une brute ». C’est bien l’esprit qui fait de l’homme un homme. Pascal se met lui-même en scène. Il peut, en tant qu’homme, concevoir un homme sans corps. Dans l’acte même d’écrire, Pascal se représente en tant que matière pensante. C’est l’immatérialité de l’homme qui le hisse au rang d’homme.
b) La chute de l’homme
Le corps est donc minime dans l’identité humaine. L’esprit peut habiter n’importe quel corps. Le corps, lui, est associé à la chute de l’homme dans la Genèse. Dieu punit Adam et Eve en leur faisant prendre conscience de leur corps. Alors, Adam et Eve dissimulent leurs organes procréateurs avec des feuilles de vigne. Le corps est là pour « nous faire souvenir d’où nous sommes tombés »(fr.20). Le corps est le signe de la misère humaine et du péché originel.
c) La fonction mémorielle
Cette misère humaine est visible dans les combats que l’homme entretient entre sa fonction raisonnante et les passions corporelles. L’homme pascalien est incapable d’atteindre une autre condition que celle de l’excès et de la démesure motivée par l’orgueil. L’homme est donc tiraillé entre deux excès : « Les uns ont voulu renoncer aux passions et devenir dieux, les autres ont voulu renoncer à la raison et devenir bêtes brutes » (fr.29). Renoncer aux passions terrestres est un acte prométhéen de pur orgueil et renoncer à la raison est un acte de rabaissement qui conduit au statut de bête régie par les concupiscences. L’homme est donc incapable de renoncer à son enveloppe corporelle qui lui rappelle qu’il n’est pas dieu mais homme. Le corps a donc une fonction mémorielle, comme un boulet qu’on traîne pour nous rappeler qu’on ne peut s’élever trop haut sans se brûler les ailes.
a) Images macabres : l’anéantissement du corps
Pascal s’adresse aux libertins et tente de les convaincre de se disposer à croire en Dieu. Il enchaîne les images macabres qui rappellent aux athées la finitude du corps et la menace omniprésente de la mort. Un homme passe de l’existence au néant en trépassant. Dans le cours fragment 197, Pascal met en scène un enterrement: : « On jette enfin de la terre sur la tête, et en voilà pour jamais ». L’adverbe résomptif « voilà » résume en deux syllabes toute l’existence réduite à néant en un jet de pelletée de terre. Pascal affirme la fragilité de l’existence en renversant les ordres habituels. Il parle notamment de la puissance des mouches dans le fragment 56 : « elles gagnent des batailles, empêchent notre âme d’agir, mangent notre corps ». Le corps humain n’est rien comparé aux petits volatiles que sont les mouches. Pascal opère un inversement de valeurs : le corps qu’on peut toucher n’est en fait pas grand chose, et la croyance en Dieu, intangible, est au contraire le seul lien qu’on peut établir avec l’éternité.
b) Outil rhétorique
Le corps est aussi un outil rhétorique. Il permet de construire des images concrètes que le libertin comprendra aisément. Dans le fragment 486, Pascal traite de la beauté poétique et compare un discours surchargé à une « damoiselle remplie de miroirs et de chaînes ». Il exprime ainsi le rôle de la poésie qui est dire des « petites choses » avec de « grands mots ». Le corps devient un objet oratoire pour le moraliste. Le corps est aussi utilisé d’un point de vue positif pour démontrer que l’homme souffre de n’être jamais sûr de bien raisonner : on est sûr d’avoir mal à la tête et d’être boiteux, dit Pascal, mais nous ne sommes jamais assurés de bien penser (fragment 132). Une fois n’est pas coutume, le corps est source de certitude !
c) Incertitude
Le corps est rempli d’une indécidabilité aussi grande que celle de l’âme. Ainsi, le matérialisme des libertins est remis en cause par Pascal qui entreprend de miner toutes leurs certitudes. La science ne semble n’avoir rien découvert. Dans le fragment 587, Pascal affirme que « nous nous connaissons si peu que plusieurs pensent aller mourir quand ils se portent bien, et plusieurs pensent se porter bien quand ils sont proches de mourir, ne sentant pas la fièvre prochaine, ou l’abcès prêt à se former ». Cette affirmation sous la forme d’un paradoxe avertit le libertin que la mort ne préviendra pas et qu’il a intérêt à se tourner vers la foi qui est seule capable de lui fournir l’éternité. Dans le fragment 681, Pascal est encore plus pessimiste et adopte le discours des athées, perdu dans l’univers sans repères ni repaires : « Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur elle-même et ne se connaît plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit ». Pascal parle ici en adoptant la posture des libertins face à leur propres limites. Pascal, par ce procédé, essaie de persuader le libertin que le corps n’a pas plus de certitude que l’âme et qu’il est plongé dans un infini de néant.
a) Un être inclassable
Dans le fragment 230, Pascal décrit le caractère disproportionné de l’homme qui participe à sa misère : l’homme est « un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant ». Cette antithèse est frappante car elle affirme que l’homme est tiraillé entre deux extrêmes, il est à la fois néant et tout en fonction de l’échelle avec laquelle on l’envisage. Pascal fait réfléchir le lecteur en l’effrayant, il affirme sa bassesse en même temps que sa grandeur. Cette contradiction fondamentale se retrouve dans un autre fragment où ¨Pascal conclut que l’homme ne peut être l’objet d’aucune affirmation simpliste : « S’il se flatte, je l’abaisse. S’il s’abaisse, je le flatte et le contredis toujours jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible ». « Tout », « néant », « monstre », l’homme est un animal inclassable et insondable : « il n’y a point de vérité dans l’homme », peut-on lire au début du fragment 230. Notre corps est donc jeté dans un océan d’incertitude.
b) Des sens trompés
Si l’homme ne peut se sonder, c’est aussi parce qu’il est trompé par ses sens qui subissent un trop grand nombre de sollicitations : «notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’étendue de la nature ». Ce parallélisme se sert de l’exemple du corps qui bien peu de choses dans la nature pour expliquer que l’intelligence peut elle aussi atteindre une masse infinitésimale de connaissances sur la nature. Le corps est jeté dans la nature. Les sens sont faibles : il subissent un « trop » et «n’aperçoivent rien d’extrême ». Enfin, « notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences ». Les sens et la raison se contredisent et n’apportent aucune satisfaction à l’homme qui ne peut que constater sa misère.
c) Le corps soumis aux mouvements de l’âme
La disproportion de l’homme n’est pas dissociable de la relation entre l’âme et le corps. L’âme dirige le corps : « L’âme ne s’offre simple à aucun sujet, de là vient qu’on rit et pleure d’une même chose », écrit Pascal. Le corps est soumis aux mouvements de l’âme et n’offre donc aucune base de réflexion ou de certitude. Rien n’est simple, dit Pascal. Le corps ne peut apporter aucune vérité tant il est torturé par les affres et les bouleversements de l’âme. Voilà encore un argument susceptible d’effrayer les libertins qui vantent les progrès dans la connaissance du corps.
Le corps nous rappelle notre condition misérable et ne peut nous offrir aucune connaissance stable. Les fragments que nous avons étudiés dans cette première partie de la réflexion nous indiquent clairement que Pascal vise à faire peur aux libertins qui croient au corps et à la raison, deux fonctions humaines que Pascal démonte à loisir. Pascal réfléchit sur le corps en réfléchissant à la place de l’homme dans l’univers. Nous avons vu que les sens pouvaient être trompés et submergés. Cette donnée n’est pas sans conséquence sociale et morale. Quel rôle joue le corps dans le système moral et dans la société que Pascal décrit ? Notre auteur n’est pas seulement anthropologue, il est aussi moraliste.
II – Le corps miroir du leurre humain : la peinture des passions
a) Raison et passions
L’homme a une propension naturelle à se réfugier dans les activités charnelles tout en voulant agir avec la raison. Il existe selon Pascal une « guerre intestine de l’homme entre la raison et les passions » (fragment 514). Il continue par ce syllogisme :.
« S’il n’y avait que la raison sans les passions.
S’il n’y avait que les passions sans la raison.
Mais ayant l’un et l’autre, il ne peut être sans guerre., ne pouvant avoir paix avec l’un qu’ayant guerre avec l’autre.
Ainsi il est toujours divisé et contraire à lui-même »
L’homme repose donc sur une contradiction inextricable. Pascal s’inspire en cela des tragédies de son siècle, mettant en scène des personnages nobles tiraillés entre le devoir de raison et la tentation des passions. Racine, proche également du jansénisme ne fait pas autre chose dans Phèdre, à la différence qu’on peut faire valoir le mérité à Pascal de rendre compte ce combat intérieur en une formule syllogistique.
b) Le divertissement
Les activités humaines sont pour Pascal caractérisées par le fuite vers le divertissement. « Le plus grand malheur des hommes est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre », écrit-il. Le corps est un élément essentiel du divertissement car il consiste à déplacer vers le corps ce qu’on ne veut traiter par l’esprit. Dans le fragment 169, il parle de l’acte de « remplir toute sa pensée du soin de bien danser ».
c) Le refus de se résigner
Le corps est une chose imprévisible dans lequel l’homme se plonge pour mieux se tromper et se rabaisser. Pascal parle de la « bassesse de l’homme jusqu’à se soumettre aux bêtes » (fr.86). Il dit aussi que « la fièvre a ses frissons et ses ardeurs » dans une antithèse qui fait de l’homme un être soumis aux turbulences de son corps. Comment ne pas voir ici le regret de Pascal de se constater malade, soumis à ses propres fièvres ? Son refus de se résigner à être bête par le rabaissement de son être à un simple corps se fait sentir. C’est dans la même optique de refus de se résigner que Pascal nous parle des Juifs en déplorant que ce peuple charnel soit aux antipodes de la Loi de Dieu qui a pris le peuple juif comme contre-exemple que Dieu a choisi pour dispenser sa parole.
a)L’imagination trompeuse
Pascal se pose en moraliste en rejetant les affres du corps. Le fraglent 78 sur l’imagination traite des dérives liées au corps et du leurre des apparences. La voix enrouée du magistrat mal rasé ne laissera pas de faire chuter son crédit auprès du public : « je parie la perte de la gravité de notre orateur ». Pascal énumère tout l’équipage des juges : « leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillottent en chats fourrés, les palais où ils jugent, leurs fleurs de lys ». Le corps est un simulacre qui permet de faire passer « les sciences imaginaires » en « respect ». Il finit par conclure : « les passions de l’âme trompent les sens ».
b) Les apparences maîtresse de l’histoire
Le leurre des apparences opère si bien qu’il est capable de changer la face de l’histoire. Le fragment 228 contient la célèbre anacoluthe sur le nez de Cléopâtre : « Le nez de Cléopatre, s’il eût été plus court, la face de la terre aurait changé ». Les grands de ce monde sont donc eux-mêmes touchés par le leurre des apparences et des passions qui les détournent d’un véritable destin. Pascal relie ici l’attirance corporelle à la vanité des hommes.
c) Le règne des qualités : le moi indéfinissable
Pascal porte une attention particulière à la peinture du regard social et des jugements qui en découlent. Cette théâtralisation du quotidien le perd à un tel point qu’il se demande dans le fragment 567 : « Qu’est-ce que le moi ? ». Pascal se demande ensuite si on peut se définir par le regard des autres et est en soi extrêmement proche des théories ethnologiques contemporaines, comme celles de Gaufmann :
« Mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme sinon pour ses qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. ».
Le moi est donc introuvable, il est impossible d’aimer autre chose que des qualités temporaires, qu’elles soient rattachées au corps ou à l’âme. Dans tous les cas, le corps est encore associé au motif du dépérissement (la vérole) et du temporaire.
Afin de vaincre l’empire du corps, Pascal invite à croire en Dieu. Dans le fragment 339, il précise que les grands génies et les saints n’ont nul besoin des « grandeurs charnelles » et que « Dieu leur suffit ». Plutôt que la nature charnelle de l’homme, Pascal invite à la charité qui, elle, surnaturelle. Pascal renie aussi l’attachement fait au personnes. Dans le fragment 15, il écrit : « ils ne doivent pas s’attacher à moi, car il faut qu’ils passent leur vie et leurs soins à plaire à Dieu ou à le chercher ». Chercher à éviter les affres du corps par la religion est le moyen pour Pascal de pallier l’insuffisance de la raison et des passions. Que devient alors le corps une fois que nous avons été conquis par la religion ? Peut-on lire dans les Pensées l’espoir d’un corps sacré ?
III – L’espoir d’un corps sacré
a) Le corps caché
Le corps du Christ n’est pas visible mais il connaît la transsubstantiation. Pascal précise que l’ostie n’est pas tout le corps du Christ mais que toute ostie est corps du christ. Jésus Christ ne s’est pas manifesté de manière visible aux hommes, ce qui interroge Pascal : « Pourquoi Jesus Christ n’est-il pas venu d’une manière visible au lieu de tirer sa preuve des prophéties précédentes ? » (fr.8). La croyance aux Christ aurait été plus évidente avec un corps tangible. « Que Dieu s’est voulu cacher, ajoute Pascal au fragment 275. C’est l’argument que Pascal apporte contre les libertins qui affirment ne pas voir Dieu par les sens.
b) Homme et Dieu
Jésus Christ établit le lien avec le ciel sur terre. Il est « vision de gloire et d’humilité ». De plus, il est un Messie triomphant de la mort par sa mort » ( fragment 273). Jésus Christ est l’exemple à suivre par tous les hommes, lui qui vécut sur la terre tout en étant lié au ciel par l’ampleur de sa mission messianique.: ainsi, Jésus Christ a une « âme parfaitement héroïque » (fragment 347) capable de crainte et de force. Jésus Christ réconcilie les hommes avec eux-mêmes et avec le ciel.
c) Jesus Christ et l’homme ne font qu’un
Si Jésus Christ tisse un lien entre les hommes et le ciel, les hommes ont un lien étroit avec le corps de Jésus Christ. Dans le fragment 404, on peut lire : « On s’aime parce qu’on est membre de Jésus Christ. On aime Jésus Christ parce qu’il est le corps dont on est membre. Tout est un. L’un est dans l’autre ». La pratique de la transsubstantiation permet aux chrétiens de goûter au ciel et redécouvrir la foi en soi. Il est rare que Pascal nous parle de bonheur dans les courants ténébreux des Pensées mais il se trouve ici un espoir de salut à travers la vénération du corps sacré du Christ.
a) La nécessité de l’éternité
Nous avons vu que Pascal place un espoir important de salut dans la relation que l’homme peut entretenir avec Jésus Christ. Pascal insiste aussi beaucoup sur la dualité de l’homme, être parfait déchu depuis l’épisode du péché originel. Il nous est possible de goûter à l’éternité qu’Adam et Eve ont eu la chance de toucher du doigt tout en assumant notre statut déchu. Pascal ne peut se résoudre à dire que le monde n’est que terrestre. Dans le fragment 167, il écrit : « je sens bien qu’il y a dans la nature un être éternel et infini »
140 : « Qu’est-ce qui sent du plaisir en nous ? Est-ce la main, est-ce le bras, est-ce la chair, est-ce le sang ? On verra qu’il faut que ce soit quelque chose d’immatériel »
b) Une identité duale
L’homme peut aspirer au salut par sa nature duale, à la fois grand par son lien originel avec le paradis et la bassesse de son corps sur la terre. Le fragment 154 explique cette idée : « il ne faut pas que l’homme croie qu’il est égal aux bêtes ni aux anges, ni qu’il ignore l’un et l’autre, mais qu’il sache l’un et l’autre ». L’homme est corporellement fragile mais il a la force de pouvoir penser et sa pensée peut lui permettre d’atteindre Dieu, comme le précise le discours de la machine qui tend à disposer l’esprit des libertins à la quête de Dieu. Il est possible de s’extraire de la déchéance perpétuelle en se tournant vers Dieu. Cette force pensante de l’homme est exprimée dans le fragment 231 à travers la métaphore du roseau : « L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant ».
b) Un mélange incompréhensible
Fait de grandeur et de bassesse, l’homme finit par être incompréhensible mais, dit Pascal dans le fragment 182, « tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être ». Ce n’est pas parce qu’on ne comprend pas comment l’homme est à la fois corps et âme qu’il n’existe pas sous cette forme.
L’espoir de la connaissance se fait sentir dans le fragment 230 : « si nous sommes simples, matériels, nous ne pouvons rien connaître ». La connaissance n’est que biaisée par notre tendance à métaphoriser le discours:on parle spirituellement des corps et corporellement de l’esprit. L’homme trouve sa supériorité par sa connaissance de la mort : Pascal nous invite donc à penser correctement pour nous sortir de notre condition incompréhensible : « travaillons donc à bien penser ».
a) Le drame du divertissement
Dans le fragment « Divertissement », Pascal précise que « tout le malheur du monde vent d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ». On imagine donc que le salut ne peut avoir lieu si nous passons notre temps à fuir la réflexion, et notamment la réflexion sur la mort, le repos nous apprenant à mourir, comme le dit Montaigne. Cela permet à Pascal d’affirmer au fragment182 : « Ne cherchez point de satisfaction dans la terre, n ‘espérez rien des hommes ». Il est extrêmement sévère envers les plaisirs terrestres puisque les concupiscences « seront le partage des animaux ». Pour accentuer sa facette de grandeur, l’homme a tout intérêt à trouver le repos dans ce qu’il sait faire de mieux : penser.
b) Le sacrifice du membre pour le corps
Pascal invite l’homme à sacrifier son corps pour trouver le salut. Etant membre de Jésus Christ, l’homme doit se sacrifier au corps de Jésus Christ pour le faire vivre. Dans le fragment 405, il écrit qu’ « il faut que tout membre veuille bien périr pour le corps, qui est le seul pour qui tout est » Cette analogie avec les membres du corps indique qu’il faut se sacrifier au corps tout entier du Christ car il nous a insuflé la vie.
c) Un marché attrayant
Dans le fragment 751, Pascal use de la prosoppopée pour donner la parole à Dieu et signifier que la mort du corps peut apporter le salut : « Les médecins ne te guériront pas, car tu mourras à la fin, mais c’est moi qui te guéris et rends le corps immortel ». Les sciences terrestres ne guérissent pas la maladie originelle de l’homme mais la sensibilité à la religion peut apporter la paix éternelle. Pascal propose aux libertins un marché auquel ils ont tout intérêt à souscrire rationnellement. La mort ne peut être évitée, mais le salut peut être gagné.
Le traitement de la question du corps chez Pascal a entraîné au cours de notre étude des considérations anthropologiques, sociales et religieuses. Concluons cet exposé par cette interrogation rhétorique : « Qui ne croirait, à nous voir composer toutes choses d’esprit et de corps, que ce mélange-là nous serait bien incompréhensible ? ». La dualité de l’homme est centrale pour Pascal : elle nous fait voir que tout espoir n’est pas perdu, que, malgré le péril insufflé par notre corps, le salut éternel peut être obtenu, et la mort vaincue par la mort elle-même après une vie de repos dénuée de la fuite vers le divertissement. Le corps est, certes, le signe de la misère humaine. Il est, certes, le miroir des passions destructrices des hommes quelle que soit leur classe sociale. Mais il est aussi susceptible d’être sacré par un salut gagné par la foi et la quête de Dieu. En devenant membre de Jésus Christ, nous assurons notre éternité. Telle est la parole optimiste de l’apologie pascalienne.
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Tagué corps, Pascal, Pensées