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Le luxe: vanité ou raffinement ?

« Un battement de cœur la prit dès le vestibule. Elle sourit involontairement de vanité, en voyant la foule qui se précipitait à droite par l’autre corridor, tandis qu’elle montait l’escalier des premières. Elle eut plaisir, comme un enfant, à pousser de son doigt les larges portes tapissées ; elle aspira de toute sa poitrine l’odeur poussiéreuse des couloirs, et, quand elle fut assise dans sa loge, elle se cambra la taille avec une désinvolture de duchesse » (Gustave Flaubert, Madame Bovary, deuxième partie, chapitre XV). Si on en croit cette vision de l’attitude luxueuse décrite comme vaniteuse par Flaubert, le luxe serait une pratique sociale caractérisée par la recherche de commodités coûteuses ou de biens raffinés et superflus, souvent par goût du faste ou désir d’ostentation. Flaubert nous informe aussi que le luxe est réservé à une partie supérieure de la population, et que tout individu qui cherche à en adopter les codes est ridicule. Le luxe est-il donc réservé à une élite ? Il serait par essence inégalitaire et discriminant, en refusant toute tentative « parvenue ». Cette question revient à opposer deux conceptions du luxe : l’une qui le définit comme une attitude décadente fondée sur des apparences et des possessions affichées avec démesure, et une deuxième qui le concevrait plutôt comme une profondeur d’esprit, une richesse intellectuelle et patrimoniale.

Démesure et cupidité

Nathalie Kosciusko-Morizet, personnalité de droite, écrit le 8 octobre sur son blog : « Il faut que partout se lèvent des femmes et des hommes qui sachent qu’il faut réinventer […] notre envie d’être riches, inventifs, conquérants». Dans cette conception de l’argent comme fierté, la richesse et la conquête sont vues comme un objectif en soi, une performance dont les objectifs sont toujours à recommencer. Le luxe, synonyme de démesure est dans cette perspective la pratique d’un excès coûteux, une fuite en avant incessante, caractérisée par la cupidité de la société capitaliste. Comment différencier, dans ce bal fulgurant, le bon goût de l’ostentation ? En effet, le luxe peut aussi exprimer un ensemble de dépenses effectuées pour acquérir un plaisir qui tire son intensité de sa rareté. Alain Corbin, dans L’avènement des loisirs, ouvrage consacré à l’oisiveté au XIXè siècle, définit le luxe comme l’occupation de son temps libre par des activités peu répandues et peu accessibles, dont la destinée est d’être imitées, de se démocratiser et de périr. Mal nécessaire ou caprice incontrôlé, le luxe se caractérise avant tout par les luttes et les différenciations sociales qu’il suscite.

A l’origine de la guerre du luxe est la convoitise. René Girard écrit dans Mensonges romantiques et vérité romanesque que l’acquisition d’un bien résulte du désir de ressembler à celui qui possède déjà ce bien, plutôt qu’au désir d’acquérir le bien en soi. Sous le second Empire, toutes les dames de la haute bourgeoise ou récemment anoblies se disputent Worth, le couturier de l’impératrice Eugénie. On imagine facilement que ces dames étaient moins passionnées par les innovations et l’érudition de la mode que par le rapprochement que leurs toilettes faisaient naître entre leurs vêtements et le statut d’impératrice. Le luxe est une nécessité sociale : il s’agit de tenir son rang, d’être vu et remarqué dans une société de l’image à laquelle la Cour de Versailles a beaucoup contribué jusqu’à sa transposition dans la société capitaliste, selon Norbert Elias (La Société de cour). Madame Bovary, arborant « des airs de duchesse » à l’Opéra est l’incarnation de ce désir d’être une autre femme. Les magazines de mode et les romans de la bibliothèque bleue décrits par Flaubert sont aujourd’hui transposés dans la frénésie de la Fashion Week. Les critères du « vrai » luxe ne cessent de s’élever au fur et à mesure que les marques se démocratisent afin de continuer à les rendre inaccessibles. On parle aujourd’hui de Louis Vuitton comme une marque grand public, alors que ses pratiques artisanales de qualité n’ont rien à envier à des marques réputées plus luxueuses, comme Anne Valérie Hash, prisée parce que personne ne la connaît. Cela confirme notre conception du luxe comme inégalitaire.

Culture et épanouissement personnel

Le luxe, pourtant, peut être conçu d’une autre manière et s’inscrire dans une perspective de développement individuel et collectif sur le long terme au lieu de défendre des perspectives commerciales effrénées. Il ne s’agit pas seulement du fait que les marques de luxe sont plus pérennes que les autres. Quand nous parlons de perspective pérenne, nous faisons référence aux arguments des Anciens, dans la querelle littéraire et philosophique analysée par Marc Fumaroli (La Querelle des Anciens et des Modernes). Au XVIIè sicèle, les Modernes, nous dit Fumaroli, font l’éloge du présent, de son inventivité, de ses prouesses techniques, et vantent les mérites du Roi Soleil, mille fois supérieur aux dirigeants de l’Antiquité, comme le remarque Charles Perrault dans Le siècle de Louis XIV. Cette vision progressiste de l’Histoire, dont Voltaire se fera le partisan dans son panégyrique du luxe, Le Mondain, s’oppose à la vision des Anciens qui se réfèrent à une vérité éternelle immuable quelle que soit l’époque, comme Boileau puis Rousseau. Si on les appelle les Anciens, c’est moins, comme on le croit souvent, pour leur attachement aux valeurs conservatrices qu’à leur admiration pour la philosophie antique. Face aux Modernes qui ne manquent pas d’éloges sur les fastes de la Cour du Roi, les Anciens, eux, se donnent le droit de critiquer les excès et d’inviter le roi à plus de sagesse. Pour eux, comme pour Socrate, Epicure et Diogène, le luxe est décadence s’il est synonyme d’excès. Pour la philosophie socratique, le luxe peut rejoindre le bien s’il se réfère à un état d’esprit serein disposé à apprendre à se contenter de ce que la vie offre, de jouir infiniment de quelques biens de grandes valeurs sans chercher à en acquérir toujours plus. Rester dans l’admiration et la contemplation d’un nombre limité d’objets somptueux qu’on possède, voilà la seule pratique équilibrée du luxe possible. Dans ce sens, les choses de l’esprit peuvent aussi être considérées comme un luxe. Le luxe selon les Anciens n’est pas un combat contre autrui mais un combat avec soi-même dans la recherche des significations d’un objet, dans l’appropriation qu’on construit  à partir de lui.

Diogène, au fond de son tonneau, dénonçait l’artifice des conventions sociales et du luxe : « Ôte-toi de mon soleil », dit-il à l’empereur Alexandre. Le luxe de Diogène, son Soleil, n’était pas sa richesse extérieure mais son être face à la dictature des apparences. Depuis la disparition des privilèges de la noblesse lors la Révolution française, les nobles déchus et les grands bourgeois recherchent d’autres moyens de paraître « plus grands », comme à travers les rallyes de la grande bourgeoisie actuelle, décrits par le couple Pinçon-Charlot. Barbey d’Aurevilly, dans ses nombreux ouvrages, donne plus de grandeur aux nobles du XVIII siècle, à la fois instruits, fins, héritiers de toute une histoire, parfois pauvres, qu’à la cupidité des nouveaux nobles de la Restauration qui n’ont que l’argent pour acheter le respect de leurs semblables. Le luxe devient l’affaire de tous au XIXè siècle, et révèle qu’il peut autant le meilleur que le pire, selon la manière dont l’individu l’appréhende, selon que sa pratique est vue comme une grandeur en soi ou un couloir vers l’accomplissement de soi. Selon la pyramide de Maslow, la préoccupation la plus haute de l’homme, son seul « vrai » luxe, est son propre développement, tandis que l’acquisition matérielle se trouve au plus bas de l’échelle.

Ainsi, notre étude de l’opposition deux conceptions du luxe, l’une fondée sur le désir d’ostentation, l’autre sur la recherche de sens, nous permet d’affirmer qu’il est important de protéger les beaux objets de la spéculation et de l’élitisme inhérent au luxe ostentatoire. Dans le débat récent qui a agité les parlementaires sur la prise en compte des œuvres d’art dans le calcul de l’impôt sur la fortune, toute la question est de savoir si on considère l’art comme un apparat matériel ou un patrimoine spirituel auquel on tient pour des raisons intimes. Puisque la réponse à cette question est dans le cœur de chaque détenteur d’œuvre d’arts, il est difficile de déterminer quels amateurs sont à taxer ou non, lesquels aiment les œuvres d’art pour être encore plus riches lesquels les aiment pour les contempler et en tirer un surplus d’existence.

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Classé dans Culture et société