La Fortune des Rougon est le premier tome de la longue fresque des Rougon Macquart d’Emile Zola. Comptant écrire l’histoire d’une famille sous le Second Empire, Emile Zola commence sa fresque par un roman qui fait l’étalage de la cupidité, de l’ambition et de la soif du pouvoir au sein d’une famille issue du peuple. Le narrateur, présent par ses nombreux commentaires, ne se contente pas de décrire historiquement des faits qui agitèrent les provinces françaises à l’annonce du coup d’Etat du président de la République Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III. Il s’agit d’une étude d’une société microscopique qui croit avoir de grandes ambitions. Le titre est lui-même ironique : la fortune des Rougon est à la fois un coup de chance et une fortune pécuniaire. La satire a toute sa place dans un ouvrage qui fait état des vertus et des vices, comme il est état dans la préface de Zola. Quels sont les outils et les cibles de la satire ? Le naturalisme de Zola est croustillant car il exprime le « débordement des appétits » dans le contexte d’une « époque de folie et de honte ». C’est au lecteur de se faire sa propre idée de la morale dans le récit. Dans Le Roman expérimental, Zola explique que les écrivains sont les « juges d’instruction des hommes et de leurs passions », des « moralistes expérimentateurs ». Aux hommes de se charger de la modification des mœurs. Ce qui compte pour l’auteur et les lecteurs, « c’est l’idée qu’il [l’auteur] apporte » et « qui fait le chef d’oeuvre ». Zola écrit encore : « L’expérience doit faire la preuve du génie ». L’auteur prétend être absent, et c’est là tout l’enjeu de La Fortune des Rougon. Riche en commentaires péjoratifs, le roman s’assume parfois comme pure satire. A d’autres endroits, c’est au lecteur de deviner les vices cachés derrière les actions des personnages. Le genre romanesque est un outil riche pour la satire : il met en scène un microcosme où les passions sont en conflit. Le roman est aussi capable de critiquer les comportements à travers les actions vicieuses des personnages. La satire chez Zola est originale parce que le roman est parsemée de taches idéalistes qui viennent afficher un contraste avec le vice dépeint dans une grande partie du roman. La Fortune des Rougon pose la question complexe de l’héroïsme : le vainqueur d’une lutte est-il toujours le vainqueur de la morale ?
Le cadre de la satire
La Fortune des rougon est un roman en huis clos prenant place dans le cadre fermé de la ville de Plassans : « Tout l’esprit de la ville fait de poltronnerie, d’égoïsme, de routine,de la haine du dehors et du désir religieux d’une vie cloîtrée se trouvait dans ces tours de clés données aux portes chaque soir ». Cette énumération donne le ton. Plassans est le théâtre des intrigues les plus mesquines. Le ton mineur de la phrase produit un effet de surprise qui augmente le mépris qu’on peut sentir à l’égard de la bourgade. En quoi la ville de Plassans est-elle le théâtre idéal de la satire ?
1) Une petite ville de province comme contre -utopie
a) Un huis clos
Plassans est un microcosme que Zola utilise comme le laboratoire de son analyse des « drames individuels », dit-il dans la préface. Ces drames individuels racontent la réalité cachée du Second Empire. Le projet de la satire commence par le choix d’un lieu fictif où pourra être testé l’être humain. Emile Zola s’adonne à l’écriture d’une contre-utopie. Thomas More avait choisi une île pour son utopie, Zola choisit une ville fortifiée traversée par deux routes principales bordées par des hauteurs rocailleuses. Cet îlot clos devient un véritable personnage parfois endormi, parfois dramatisé.
b) Une description en deux étapes
La structure du roman révèle l’importance de Plassans dans l’intrigue. Les deux premiers chapitres consacrent à la ville de longues descriptions qui correspondent à l’esthétique de tout entreprise utopiste et contre-utopiste. D’abord décrite, la ville est ensuite montrée comme un théâtre d’intrigues, de conflits et d’amour où se font et se défont les relations. La méthode de Zola est binaire. La description laisse place à la mise à l’épreuve. Des endroits clés se présentent comme autant de scènes pour l’intrigue et la satire : l’ancien cimetière, le salon jaune des Rougon et la mairie théâtralisent la fiction.
c) Le bestiaire de Plassans : des animaux en cage
La contre-utopie de Zola a ses habitants. Plassans est habité par un véritable bestiaire qui participe à la satire. L’entreprise naturaliste est exacerbée à des fins comiques. Félicité Rougon, dont le prénom est déjà ironique toute insatisfaite qu’elle est, est tantôt affublée d’une « ruse de chatte », tantôt d’ailes de mouche tournoyante ou de cigale bruyante. Félicité est « le masque vivant de l’intrigue, de l’ambition active et envieuse ». Elle manipule par son physique. Pascal, le fils qui est l’exception confirmant la règle de l’hérédité, assiste à quelques séances du salon jaune et voit naître devant ses yeux un catalogue d’êtres bestiaux. La marquis de Carnavant est une « grande sauterelle verte », le libraire Vuillet est un « crapaud blême et visqueux », Roudier est un « mouton gras », Sicardot « un vieux dogue édenté » et Granoux un « veau gémissant ». Zola délègue au médecin Pascal ses visions farcesques et impitoyables.
- Géographie, histoire et histoires
a) Des habitants soumis
Nous l’avons mentionné, Plassans est décrite à deux reprises. Dans le chapitre I, Zola nous présente la géographie de la ville. Cette géographie est teintée de jugement. Le cimetière est mentionné pour insister sur les superstitions des habitants de la ville. Le chapitre II se consacre lui à la géographie sociale de Plassans, ville divisée en trois quartiers et décrite de manière logique. Zola se lasse vite de cette logique et commence la liste des défauts méprisables des habitants : les nobles sont des « morts s’ennuyant dans la vie », leurs hôtels particuliers sont des « suites de couvents fermés ». Les bourgeois sont caractérisés par leur ambition nobiliaire. Le chapitre III critique quant à lui le silence des habitants et cette « patience des gens privés de passions ». Zola s’adonne alors à la description politique de la particularité de Plassans pour donner une caution analytique à sa satire de la vie provinciale et à la description de ce « singulier spectacle ». Le caractère des personnages est lié à la géographie : Zola dit que « la province sembla reprendre sa proie » lorsque les fils de Félicité et de Pierre rentrent dans leur ville natale. Les personnages sont prisonniers de l’hérédité et de leurs origines. Zola s’adonne alors à toutes les critiques que lui permet cette caractéristiques. La méthode déterministe est un prétexte à la satire.
b) La caution scientifique
Un autre type de caution vient enrichir la force analytique de La Fortune des Rougon : il s’agit de l’étude des vices héréditaires que Zola veut peindre. Il s’attèle à l’analyse de la phtisie, biologique, et de l’alcoolisme, social. Zola brosse les portraits des enfants en fonction de ceux de leurs parents. Eugène a des « instincts autoritaires » venant de son rôle d’aîné, Aristide a les « instincts vulgaires » de son père. Pascal, le troisième fils de Félicité, est une exception, « un de ces cas fréquents qui font mentir l’hérédité ». Ls portraits d’Antoine et d’Ursule sont le splus caractéristiques de cette méthode de description fondée sur l’hérédité : Antoine hérite de l’ivrognerie de son père et des lèvres charnues de sa mère. Ursule, elle hérite du tempérament fragile de sa mère.
c) Les petites histoires
Le plaisir que nous éprouvons en lisant La Fortune des Rougon ne vient donc pas prioritairement de la description géographique de Plassans bien qu’elle nous permette de la visualiser et de la rapprocher de la ville réelle de Flassans. Les historiens s’y sont attelés. Ce qui fait frémir de plaisir le lecteur, ce sont les petites histoires qui s’y déroulent et les rumeurs qui y courent : « la force vulgaire, la force ignoble, tournait au grand drame de l’histoire ». L’auteur est pessimiste : ce sont les forces individuelles et mesquines qui, accumulées, font l’Histoire. Zola parle aussi de « mille fables » entourant l’histoire d’amour suspecte entre Adélaïde et Rougon puis entre Adélaïde et Macquart. La satire des bavards nous rend touchant le combat d’Adélaïde pour le bonheur et son insouciance, qui font d’elle une vraie héroïne.
- La présence du narrateur
a) Eux et nous
Zola semble ne pas pouvoir s’empêcher de s’exprimer dans sa manière de se faire narrateur. Chaque description est affublée d’un commentaire déplaisant, moral ou politique. Zola ne se gêne pas pour qualifier Félicité et Pierre de « bandits à l’affût ». La satire serait moins forte si le narrateur ne s’adressait pas clairement aux citadins, comme le prouvent certaines parenthèses. Il éloigne de la réalité des lecteurs les personnages de la fiction pour mieux les agresser et créer une complicité avec les lecteurs : Plassans est qualifié de « curieuse particularité ». Dans le chapitre III, Zola est particulièrement impitoyable et oppose la révolte assumée des Parisiens à la duplicité féroce des habitants de Plassans : « ces bonshommes, surtout quand leurs intérêts sont en jeu, tuent à domicile à coups de chiquenaude, comme nous tuons à coups de canon sur la place publique ». Zola commente aussi « les lenteurs provinciales dont on se moque volontiers à Paris » et qui sont « pleines de traîtrises, d’égorgillements sournois de défaites et de victoires ». La satire s’opère par la mise à distance d’un microcosme soumis à l’observation.
b) La leçon d’un voyant
La satire passe non seulement par des commentaires mais aussi par des visions oraculaires dont Zola est friand. La fin dramatique du roman associe la couleur rouge aux morts qui ont fait la fortune des Rougon. Le satin à la boutonnière de Pierre Rougon devient la trace de sa culpabilité dans la mort de Silvère dont le sang s’écoule sur la tombe de l’ancien cimetière. Le roman s’ouvrait sur l’amour, il se ferme sur la mort. C’est donc dans la composition totale et organique du roman que la satire doit se comprendre. La satire ne relève pas que de commentaires mais aussi d’une macrostructure qui invite à la relecture, à la révolte et à la consternation.
Plassans est au cœur de la satire à l’oeuvre dans La Fortune des Rougon. Zola s’en sert comme territoire d’analyse logique, géographique et historique pour en décrire le peuple si particulier. Il insiste aussi sur les petites histoires pour émoustiller le lecteur et adopter à l’égard des habitants de Plassans un ton impitoyable qui s’éloigne de la vision étroite que nous avons du naturalisme.Le pouvoir visionnaire du narrateur s’exprime parfois pour faire réfléchir à travers le prismes de puissants symboles. Plassans est le cadre de la satire, mais quelles en sont les cibles ?
II – La cible de la satire : les valeurs détournées, du bien au mal
Dans ce cadre s’expriment des valeurs détournées qui sont les produits de la déformation provinciale. C’est ce qui fait l’originalité de la satire chez Emile Zola. Chaque valeur positive est rabaissée par le travail de la pesanteur provinciale.
- Ambition et absence d’ambition
a) L’absence de convictions
Emile Zola nous présente une province refermée sur elle-même et croyant prétendre par ses petites velléités à de grandes ambitions. Emile Zola se moque de l’importance que les membres du salon jaune se donnent, agissant pour rien, confinés dans l’attentisme : Zola décrit les membres du salon jaune comme des « grotesques frappant à bras raccourcis sur la République ». Le chapitre trois est ainsi consacré aux discussions sans réflexion
b) Les petits rêves de province
Félicité Rougon rêve aux fenêtres de la place de la sous-préfecture du quartier neuf et astique son salon « dans une misère mal dissimulée » de telle manière à lui attribuer une apparence noble malgré « les chiures noires ». L’hyperbole « Tuileries » pour qualifier l’ambition de Félicité face aux rideaux de M.Peirotte est ô combien ironique pour se moquer de la bassesse d’esprit des provinciaux. Les Rougon ne sont que très peu politisés. Leur ambition n’est que matérielle. Félicité et Pierre ne se posent contre la République que pour donner « une couleur politique à leur pauvreté » : « les Rougon avaient fini par prendre leur royalisme au sérieux ». Félicité considère ses fils comme de l’argent, « comme un capitak qui devrait plus tard rapporter de gros intérêts ». Pierre n’a pour lui que « gaieté satisfaite d’un millionnaire ». Zola est impitoyable lorsqu’il voit en Pierre un homme qui a la tête d’un riche mais une vie modique. En raison de cette faible ambition, le roman ne franchit jamais le cap du roman d’aventures : on pourrait s’attendre à une scène dramatique au moment des évènements de décembre 1851 mais les personnages sont moins aptes au combats qu’à l’intrigue.
c) La paresse
Face à Pierre et Félicité, nous trouvons le demi-frère de Pierre, Antoine. Il est longuement décrit dans le chapitre IV qui raconte son histoire et ses déboires. Antoine est très rétif à l’idée de travailler et passe son temps à se plaindre. Il se sert de l’idéologie pour justifier sa misère sans jamais se remettre en question. Sa cupidité est révélée par l’épisode durant lequel Félicité lui propose de l’argent en échange d’un service rendu consistant à mener les insurgés devant la mairie de Plassans. Antoine est la caricature du parasite vivant au dépens des membres de sa famille : il récupère 200 francs de la part du couple Rougon, part pour Marseille demander de l’argent à son frère Aristide. Zola le qualifie de « terrible bavard ». Antoine va jusqu’à vouloir faire de sa femme « une bête infatigable et obéissante ». « Ils se mariaient, elle par fierté, lui par paresse », écrit Zola. Antoine n’a même pas le mérite d’être désabusé, il n’a jamais connu la passion.
- Opportunisme et peur
a) Les figures de l’opportunisme
Les deux figures de l’opportunisme dénoncé dans La Fortune des Rougon sont Aristide et Antoine, le neveu et son oncle.Antoine est le plus caractéristique : il refuse de faire de l’idéologie et n’a le courage que pour se sauver lui-même de la pauvreté. Il représente une autre forme d’attentisme à travers la paresse et la cupidité : « Est-ce qu’on va risquer sa peau pour des idées ? Moi j’ai arrangé mes petites affaires ». Son intérêt n’est pas de résider dans le courage mais de prendre tout ce qu’il y à prendre. N’oublions pas que la prise de la mairie par les insurgés qu’il organise n’est motivée que par l’argent qui lui est donné en échange par Félicité. Le lecteur, omniscient, n’en est que plus consterné : la cupidité d’Antoine mène au massacre des insurgés. Quant à Aristide, il est d’abord inquieté par le rejet que lui inflige ses parents. Il se sent attaqué pour ses idées mais elles sont bien faibles face à la volonté de rester envie. Aristide feint en effet une blessure au bras pour retarder la publication d’un article qui pourrait le compromettre. Au lieu d’assumer ses idées, il attend de connaître le nom du vainqueur du coup d’Etat avant d’écrire quoi que ce soit. La satire se sert d emenus évènements anecdotiques pour révéler un caractère et enrichir l’intrigue.
b) Les ruses
Parlons davantage d’intrigues au pluriel plutôt que d’intrigue. Le roman est en effet le résultat des conflits individuels de chaque personne sans trame définie : chacun veut sauver sa peau. La Fortune des Rougon est un roman fondé sur les ruses des personnages qui font rebondir la diégèse. L’enjeu n’est en effet pas énorme, il se cantonne à la vie d’une petite ville de province d’où Paris est rejeté à la périphérie. La vie parisienne semble s’écouler comme un vaisseau mère auquel se soumettent les personnages sans y prendre part avec sérieux. Zola donne à lire de petites histoires avec une toile de fond historique. Nous prenons plaisir à être les témoins de la duplicité deFélicité quand elle découvre avec stupeur les lettres envoyées de Paris par son fils Eugène à son mari. Félicité ne se bat pas pour des idées, elle se bat pour savoir. Elle va jusqu’à faire croire à son mari que le Coup d’Etat a échoué. Elle organise son propre coup d’Etat à la manière silencieuse de la province. Elle fonde son pouvoir sur la peur. Ensuite, l’échec inventé du coup d’Etat fera frémir la ville et transformera Pierre en nouveau sauveur. Tout est fondé sur le mensonge et la propagation de rumeurs. La satire chez Zola s’accompagne d’un projet romanesque : écrire un roman à partir de l’immobilité, la velléité et le mensonge. Les personnages ont l’ambition de créer de l’histoire à partir de rien, comme le montre le récit ampoulé de la balle dans la vitre du bureau du maire.
c) La peur des personnages
Si la rumeur est si féconde pour l’intrigue du roman, n’oublions pas qu’elle repose sur la peur des personnages. L’intrigue prend une tournure virtuelle qui frise le fantasme : Pierre et ses compagnons, observent la vallée depuis la terrasse du marquis de Carnavant et croient entendre le tocsin : « C’était un océan, un monde, que la nuit, le froid, la peur secrète, élargissaient à l’infini ». Zola dit encore que « la plaine se changeait en lac de sang, les rochers en cadavres flottant à la surface ». Le récit se joue soudainement à travers des hallucinations qui révèlent les angoisses des personnages : de nouveau, le principe du néant est au cœur du roman. Le concept traditionnel de l’héroïsme est balayé pour construire des personnages vivant dans le monde de l’attente, du virtuel, de la crainte. La peur et le fantasme sont les revers de l’opportunisme courageux, comme pour montrer que l’aventure est impossible, que les personnages n’agissent pas et se réfugient dans le bouleversement des sensations..
- Médiocrité et fierté
a) La sensation contre l’action
La Fortune des Rougon est le roman de l’anti-héroïsme. Les personnages se contentent d’une fierté illégitime et médiocre. A travers leurs sens, les personnages se rassurent. Dans le bureau du maire dans lequel Pierre prend place, on remarque surtout le decorum du pouvoir dont se satisfait Pierre. Zola se moque de cette fierté par une hyperbole ironique dont il est spécialiste : « on eût dit un vieux Romain sacrifiant sa famille sur l’autel de la patrie ». Zola a l’audace de comparer Pierre aux grands héros de l’Antiquité torturé par des dilemmes dont ne sont nullement victimes Pierre et Félicité. La tragédie ne se pose pas dans La Fortune des Rougon, la grandeur n’existe pas, tout y est médiocrité. Dans son nouveau bureau, Pierre goûte la sensation du pouvoir mais non son exercice. La médiocrité se définit alors comme la capacité à se contenter des apparances. Le bureau a « une gravité religieuse », sent « comme un encens » et rappelle à Pierre « sa première communion quand il avait cru avaler Jésus. Zola se montre alors très sévère pour condamner l’attitude satisfaite de Pierre : le bureau est un lieu « puant les affaires étroites, les soucis d’une municipalité de troisième ordre. »
b) La fierté cruelle
Félicité et Pierre sont sans pitié. Félicité se pâme devant les morts issus de la prise ratée de la mairie par les insurgés conduits par Antoine : « La plaine d’Austerlitz ne lui eût pas causé une émotion aussi profonde ». Encore une fois, Zola utilise une hyperbole ironique pour rabaisser la vanité de ses personnages. Félicité dit même :« on ne dira plus que tu tires des coups de fusil dans les glaces ». Quant à Pierre, sa cruauté envers les Macquart et sa mère se révèle dans toutes les manipulations qu’il entreprend pour devenir seul maître. Comment ne pas y lire une illustration de la théorie de Darwin sur la lutte des espèces pour lavie ? Le roman dévoile la partie sombre de l’humanité qui se déshumanise en période de conflit. La cruauté fait rage dans cet univers où chacun tente de se frayer une place au pouvoir.
c) la vanité de la danse macabre
Le septième chapitre du roman est une véritable danse macabre dans laquelle se vérifie la terrible et meurtrière vanité des vainqueurs : « Mais le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre n’était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon. Oublié sous le lit de la pièce voisine se trouvait encore un soulier au talon sanglant. Le cierge qui brûlait auprès de monsieur Peirotte, de l’autre côté de la rue, saignait dans l’ombre comme une blessure ouverte. Et , au loin, au fond de l’aire Saint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang se caillait ». La satire s’opère dans un paragraphe oraculaire. Le titre La Fortune des Rougon prend alors tout son sens ironique. Zola accuse sévèrement la bassesse de ses faux héros. La fête qui conclut le roman est tragique. Zola parle ironiquement de « bon spectacle », alors que les attachants héros, Miette et Silvère, sont morts. Zola qualifie avec mépris les membres réunis sans le salon jaune pour célèbrer la victoire des Rougon : il parle de « fauves maigres » et d’une « curée ardente ». Le terme « curée » prépare la suite des Rougon-Macquart et la parution prochaine de La Curée dont les thèmes sont déjà présents : la cupidité, l’individualisme effréné, la passion amoureuse en proie avec la société.
Comment s’attacher au couple Rougon ? Comment supporter l’arrogance d’Antoine ? Emile Zola nous offre une palette de héros détestables qu’il juge très sévèrement. La satire de Zola est particulièrement forte parce qu’elle est dramatique : elle s’inscrit dans des actions et de petites scènes révélatrices parsemées d’un langage péjoratif. Si ce n’est de ces trois personnages, de qui peut-on se sentir proches en tant que lecteurs ? Si la satire est si efficace, c’est parce que Zola nous donne à découvrir en creux les vrais héros, les personnages habités par l’amour, le courage, la tendresse, la belle indifférence.
III – Un idéalisme en creux
La Fortune des Rougon décrit les travers de la province et lève le voile sur l’hypocrisie en révélant le détournement des valeurs nobles en valeurs méprisables. Cette satire est d’autant plus forte qu’Emile Zola est un grand idéaliste qui parsème son roman de valeurs qui contrastent avec l’ambition malsaine du couple Rougon et de leurs suiveurs. La jeunesse fraîche, l’amour mythique et la folie lucide de la tante Adélaïde nous laissent entrevoir le fond véritable de la pensée de l’auteur. Dans ce monde cruel persiste l’espoir du bonheur simple. Dix ans après la parution de La Fortune des Rougon, Zola écrira dans Le Roman expérimental que les auteurs doivent être guidés par « L’aiguillon de l’idéal ».
- Le roman de l’amour
a) La forme d’un conte
La Fortune des Rougon est un roman d’intrigues mais aussi un roman d’amour dans lequel l’auteur nous livre ses pensées sur l’adolescence, sa fraîcheur, son idéalisme, sa simplicité. L’amour prend place dans le roman sur une toile de fond cruelle. Miette, jeune et qui n’a pas commis d’erreur sauf celle de naître et d’être élevée par un oncle haineux, nous rappelle les héroïnes de contes de fées. Elle est critiquée par les habitants de Plassans à cause de la condamnation de son père. Zola met alors en place un schéma actanciel traditionnel : la pauvre fille pleine de bonne volonté est soumise à un sort misérable. Lorsqu’elle est reconnue par les insurgés républicains au chapitre I, un être adjuvant lui porte secours et sauve la mémoire du père de Miette, comme un bon parrain de conte. L’amour de son prince, Silvère, lui permet d’avoir « une chanson dans son cœur qui l’empêchait d’entendre les nuées ». Zola ne nous invite-t-il pas au même bonheur innocent ? A travers ce conte de l’amour qu’il compare aux « amours primitives des contes grecs », Zola produit un roman en dyptique : d’un côté la vie des adultes pervertis par la soif de pouvoir, de l’autre côté la gratuité du sentiment amoureux et la grandeur des idées. Silvère est un pur personnage romantique, guidé par l’amour et l’adoration des idées républicaines fondées sur la liberté et l’égalité. « J’aime la République, vois-tu, parce que je t’aime », dit-il à Miette au chapitre I. Silvère fait se fusionner la société et l’amour et s’assimile en cela à un héros hugolien.
b) Miette glorifiée
Miette, de son vrai nom Marie comme la Vierge pure et immaculée, porte le drapeau rouge et mène la marche des insurgés. Miette est donc doublement glorifiée, à la fois religieusement et politiquement. Elle incarne en clôturant le premier chapitre la pureté virginale et la République en portant son drapeau écarlate qu’elle ne veut lâcher pour rien au monde. Elle clôturera également le chapitre V dans une vision macabre : elle meurt « chaste » et « les yeux en l’air ». Sa mort a comme effet de nous révolter contre le monde. L’image est d’autant plus forte qu’elle conclut le chapitre dédié au roman de l’amour entre Miette et Silvère.
c) Un paradis à part
Le chapitre V est une parenthèse onirique au milieu des intrigues de la famille Rougon-Macquart. Il nous présente une vision idéalisée. Miette et Silvère se découvrent dans l’insouciance de la jeunesse. Zola nous délivre les clés de l’adolescence. Silvère et Miette sont encore des enfants et s’initient ensemble à la sensualité et au désir, comme dans l’épisode où Miette et Silvère se baignent dans la rivière. Zola dit que ces deux enfants sont absorbés par « un souffle d’épopée » et qu’ils sont « avides d’amour et de liberté ». Ce monde idéal s’oppose aux intrigues perverses qui essaiment dans le roman. La place centrale du chapitre V est en cela symbolique. L’élan de Miette et Silvère « traversait avec une générosité sainte les honteuses comédies des Macquart et des Rougon ». Lors de leur promenade au chapitre I, les deux adolescents sont représentés emmitouflés dans la manteau de Miette et forment ainsi une masse androgyne qui rappellent leur souhait d’être seuls exprimé par leur jeu enfantin de communiquer chacun d’un côté du puits qui séparent les deux propriétés où ils vivent. Zola parle alors de « cachette verte », de « trou mystérieux ». Les deux adolescents se mirent dans l’eau comme Narcisse dans la rivière, ce qui insiste sur l’idée d’une unité formée par Miette et Silvère.
- La folie lucide d’Adélaïde
a) Adélaïde victime des rumeurs
Adélaïde est un personnage fondamental. Elle est au carrefour des deux lignées Rougon et Macquart. Elle est le témoin taciturne des conflits qui déchirent sa descendance. Elle commence par être la risée de la ville et l’objet de rumeurs critiquant son amour avec Rougon qui a conduit à un mariage « d’absolue nécessité ». On comprend par cet euphémisme qu’Adélaïde était enceinte avant de se marier, ce qui est source de polémique dans Plassans. Emile Zola décrit à nouveau les tourments des rumeurs dans les petites villes provinciales. Adélaïde est une véritable héroïne car elle est différente des autres, en raison de son « manque d’équilibre entre le sang et les nerfs ». C’est un personnage intéressant par sa différence. La satire ne s’adresse donc pas contre elle mais en sa faveur, ce qui est un tour de force dont seul le genre romanesque est l’illustration.
b) Un amour véritable et incompris
Adélaïde est méprisée parce qu’elle est libre d’aimer qui elle veut. La relation entre Silvère et sa grand-mère est intime. Les deux se comprennent mutuellement, ce qui montre que les héros de ce roman sont les personnes aux grandes idées contre les personnes friandes d’intrigues futiles et cupides. Adélaïde vit totalement pour son amour perdu qui n’est pas compris par les habitants matérialistes de Plassans. Lorsqu’elle surprend Miette et Silvère en train de passer la porte qui lui servit autrefois pour se rendre chez son amant Macquart, Adélaïde éprouve « un abîme de lumière creusé brutalement dans son passé ». « Par ouù l’amour avait passé, l’amour passait de nouveau », écrit encore Zola. Adélaïde exprime elle-même la passion destructrice en disant à son petit-fils : « Prends garde, mon garçon, on en meurt ». Adélaïde incarne la folle passion contre la froide hypocrisie, le silence digne contre les commérages.
c) Folie révélatrice
Comme le fou d’une pièce de Shakespeare, Adélaïde fait office d’autorité de la vérité contre l’ordre commun. »Malheureuse ! Je n’ai fait que des loups », s’exclame-t-elle dans son délire au chapitre VII. En connaissant son histoire passionnelle, on ne peut que se révolter face au désir de Pierre d’expédiersa mère à l’asile. La bassesse prend le dessus sur la beauté indécente de la passion. N’oublions pas que le mariage de Pierre n’était qu’un « dévolu » jeté sur une jeune femme intéressante pour la boutique que tenait ses parents. Les paroles folles d’Adélaïde sont à la hauteur des folies commises par les membres cupides de sa famille. Elle ne vit que pour son amour perdu.En tant que lecteurs, nous sommes invités à vouloir ressembler à Adélaïde plutôt qu’à Pierre.
- La science de Pascal
a) La modestie
Alors que les valeurs positives sont déformées par la négative chez les membres du salon jaune, Pascal rehausse le niveau en exprimant les bons côtés de ces valeurs. Il n’est pas médiocre mais modeste. Il se contente d’une « belle indifférence » lorsqu’il participe aux réunions du salon jaune. Pascal est en quelque sorte le paria de la famille Rougon : « Tu n’es pas à nous ! », s’exclame Félicité. C’est en étant paria qu’un personnage devient héros.
b) La lucidité
Lors du délire d’Adélaïde au chapitre VII, voici les pensées de Pascal : « il crut entrevoir un instant, comme au milieu d’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une meute d’appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang ». Cette phrase a valeur de prédiction pour la suite de la fresque familiale à laquelle Emile Zola se consacre. Ce n’est pas un hasard si Pascal est le héros éponyme du dernier tome des Rougon-Macquart intitulé Le Docteur Pascal. Il est à la fois témoin et visionnaire. Il est en quelque sorte le double de Zola. Comme l’auteur du roman, il cherche « avec l’intention d’un naturaliste surprenant les métamorphoses d’un insecte. »
c) L’altruisme
Pascal démontre un grand altruisme qui diffère totalement de l’attitude de ses frères. Sans ambition pécuniaire, il se consacre aux hauteurs du savoir. Il vient en aide aux insurgés blessés et à sa grand-mère délirante. A la mort de Miette, il rassure Silvère par de douces paroles : « Je ne puis rien, d’autres m’attendent…Laisse, mon pauvre enfant ; elle est bien morte, va ». Emile Zola fait naître un peu d’humanité dans ce massacre à travers le personnage le plus sage du roman.
L’entreprise d’Emile Zola dans La Fortune des Rougon n’est pas la froide traduction scientifique de la réalité à laquelle on associe trop souvent le courant naturaliste. Emile Zola y conduit une critique acerbe de la société en accusant les vices dans un microcosme contre-utopique où le romanesque prime sur l’histoire, qui est rejetée à la périphérie comme une toile de fond. Emile Zola exacerbe le mal, les bassesses, l’hypocrisie, l’ambition mal placée. Dans ce roman du vice persiste l’espoir d’un idéal romanesque à travers les personnages d’Adélaïde, Miette, Silvère et Pascal. La satire est souveraine et elle n’en est que plus révoltante qu’un idéal tente de s’y frayer un chemin. La Fortune des Rougon est le récit d’une lutte pour être soi, dans la passion ou dans la soif de pouvoir. Emile Zola est bel et bien un romancier, plus qu’un enquêteur. Paradoxalement, on s’attache aux personnages qu’on ne voit pas souvent apparaître, de la femme d’Antoine, Joséphine, à Silvère et Miette, en passant par Pascal. La déchéance de la famille Rougon-Macquart prend dans La Fortune des Rougon son origine sur un ton pessimiste où les vices deviennent les outils principaux du genre romanesque.
La satire dans « La Fortune des Rougon » de Zola
La Fortune des Rougon est le premier tome de la longue fresque des Rougon Macquart d’Emile Zola. Comptant écrire l’histoire d’une famille sous le Second Empire, Emile Zola commence sa fresque par un roman qui fait l’étalage de la cupidité, de l’ambition et de la soif du pouvoir au sein d’une famille issue du peuple. Le narrateur, présent par ses nombreux commentaires, ne se contente pas de décrire historiquement des faits qui agitèrent les provinces françaises à l’annonce du coup d’Etat du président de la République Louis-Napoléon Bonaparte, futur Napoléon III. Il s’agit d’une étude d’une société microscopique qui croit avoir de grandes ambitions. Le titre est lui-même ironique : la fortune des Rougon est à la fois un coup de chance et une fortune pécuniaire. La satire a toute sa place dans un ouvrage qui fait état des vertus et des vices, comme il est état dans la préface de Zola. Quels sont les outils et les cibles de la satire ? Le naturalisme de Zola est croustillant car il exprime le « débordement des appétits » dans le contexte d’une « époque de folie et de honte ». C’est au lecteur de se faire sa propre idée de la morale dans le récit. Dans Le Roman expérimental, Zola explique que les écrivains sont les « juges d’instruction des hommes et de leurs passions », des « moralistes expérimentateurs ». Aux hommes de se charger de la modification des mœurs. Ce qui compte pour l’auteur et les lecteurs, « c’est l’idée qu’il [l’auteur] apporte » et « qui fait le chef d’oeuvre ». Zola écrit encore : « L’expérience doit faire la preuve du génie ». L’auteur prétend être absent, et c’est là tout l’enjeu de La Fortune des Rougon. Riche en commentaires péjoratifs, le roman s’assume parfois comme pure satire. A d’autres endroits, c’est au lecteur de deviner les vices cachés derrière les actions des personnages. Le genre romanesque est un outil riche pour la satire : il met en scène un microcosme où les passions sont en conflit. Le roman est aussi capable de critiquer les comportements à travers les actions vicieuses des personnages. La satire chez Zola est originale parce que le roman est parsemée de taches idéalistes qui viennent afficher un contraste avec le vice dépeint dans une grande partie du roman. La Fortune des Rougon pose la question complexe de l’héroïsme : le vainqueur d’une lutte est-il toujours le vainqueur de la morale ?
Le cadre de la satire
La Fortune des rougon est un roman en huis clos prenant place dans le cadre fermé de la ville de Plassans : « Tout l’esprit de la ville fait de poltronnerie, d’égoïsme, de routine,de la haine du dehors et du désir religieux d’une vie cloîtrée se trouvait dans ces tours de clés données aux portes chaque soir ». Cette énumération donne le ton. Plassans est le théâtre des intrigues les plus mesquines. Le ton mineur de la phrase produit un effet de surprise qui augmente le mépris qu’on peut sentir à l’égard de la bourgade. En quoi la ville de Plassans est-elle le théâtre idéal de la satire ?
1) Une petite ville de province comme contre -utopie
a) Un huis clos
Plassans est un microcosme que Zola utilise comme le laboratoire de son analyse des « drames individuels », dit-il dans la préface. Ces drames individuels racontent la réalité cachée du Second Empire. Le projet de la satire commence par le choix d’un lieu fictif où pourra être testé l’être humain. Emile Zola s’adonne à l’écriture d’une contre-utopie. Thomas More avait choisi une île pour son utopie, Zola choisit une ville fortifiée traversée par deux routes principales bordées par des hauteurs rocailleuses. Cet îlot clos devient un véritable personnage parfois endormi, parfois dramatisé.
b) Une description en deux étapes
La structure du roman révèle l’importance de Plassans dans l’intrigue. Les deux premiers chapitres consacrent à la ville de longues descriptions qui correspondent à l’esthétique de tout entreprise utopiste et contre-utopiste. D’abord décrite, la ville est ensuite montrée comme un théâtre d’intrigues, de conflits et d’amour où se font et se défont les relations. La méthode de Zola est binaire. La description laisse place à la mise à l’épreuve. Des endroits clés se présentent comme autant de scènes pour l’intrigue et la satire : l’ancien cimetière, le salon jaune des Rougon et la mairie théâtralisent la fiction.
c) Le bestiaire de Plassans : des animaux en cage
La contre-utopie de Zola a ses habitants. Plassans est habité par un véritable bestiaire qui participe à la satire. L’entreprise naturaliste est exacerbée à des fins comiques. Félicité Rougon, dont le prénom est déjà ironique toute insatisfaite qu’elle est, est tantôt affublée d’une « ruse de chatte », tantôt d’ailes de mouche tournoyante ou de cigale bruyante. Félicité est « le masque vivant de l’intrigue, de l’ambition active et envieuse ». Elle manipule par son physique. Pascal, le fils qui est l’exception confirmant la règle de l’hérédité, assiste à quelques séances du salon jaune et voit naître devant ses yeux un catalogue d’êtres bestiaux. La marquis de Carnavant est une « grande sauterelle verte », le libraire Vuillet est un « crapaud blême et visqueux », Roudier est un « mouton gras », Sicardot « un vieux dogue édenté » et Granoux un « veau gémissant ». Zola délègue au médecin Pascal ses visions farcesques et impitoyables.
a) Des habitants soumis
Nous l’avons mentionné, Plassans est décrite à deux reprises. Dans le chapitre I, Zola nous présente la géographie de la ville. Cette géographie est teintée de jugement. Le cimetière est mentionné pour insister sur les superstitions des habitants de la ville. Le chapitre II se consacre lui à la géographie sociale de Plassans, ville divisée en trois quartiers et décrite de manière logique. Zola se lasse vite de cette logique et commence la liste des défauts méprisables des habitants : les nobles sont des « morts s’ennuyant dans la vie », leurs hôtels particuliers sont des « suites de couvents fermés ». Les bourgeois sont caractérisés par leur ambition nobiliaire. Le chapitre III critique quant à lui le silence des habitants et cette « patience des gens privés de passions ». Zola s’adonne alors à la description politique de la particularité de Plassans pour donner une caution analytique à sa satire de la vie provinciale et à la description de ce « singulier spectacle ». Le caractère des personnages est lié à la géographie : Zola dit que « la province sembla reprendre sa proie » lorsque les fils de Félicité et de Pierre rentrent dans leur ville natale. Les personnages sont prisonniers de l’hérédité et de leurs origines. Zola s’adonne alors à toutes les critiques que lui permet cette caractéristiques. La méthode déterministe est un prétexte à la satire.
b) La caution scientifique
Un autre type de caution vient enrichir la force analytique de La Fortune des Rougon : il s’agit de l’étude des vices héréditaires que Zola veut peindre. Il s’attèle à l’analyse de la phtisie, biologique, et de l’alcoolisme, social. Zola brosse les portraits des enfants en fonction de ceux de leurs parents. Eugène a des « instincts autoritaires » venant de son rôle d’aîné, Aristide a les « instincts vulgaires » de son père. Pascal, le troisième fils de Félicité, est une exception, « un de ces cas fréquents qui font mentir l’hérédité ». Ls portraits d’Antoine et d’Ursule sont le splus caractéristiques de cette méthode de description fondée sur l’hérédité : Antoine hérite de l’ivrognerie de son père et des lèvres charnues de sa mère. Ursule, elle hérite du tempérament fragile de sa mère.
c) Les petites histoires
Le plaisir que nous éprouvons en lisant La Fortune des Rougon ne vient donc pas prioritairement de la description géographique de Plassans bien qu’elle nous permette de la visualiser et de la rapprocher de la ville réelle de Flassans. Les historiens s’y sont attelés. Ce qui fait frémir de plaisir le lecteur, ce sont les petites histoires qui s’y déroulent et les rumeurs qui y courent : « la force vulgaire, la force ignoble, tournait au grand drame de l’histoire ». L’auteur est pessimiste : ce sont les forces individuelles et mesquines qui, accumulées, font l’Histoire. Zola parle aussi de « mille fables » entourant l’histoire d’amour suspecte entre Adélaïde et Rougon puis entre Adélaïde et Macquart. La satire des bavards nous rend touchant le combat d’Adélaïde pour le bonheur et son insouciance, qui font d’elle une vraie héroïne.
a) Eux et nous
Zola semble ne pas pouvoir s’empêcher de s’exprimer dans sa manière de se faire narrateur. Chaque description est affublée d’un commentaire déplaisant, moral ou politique. Zola ne se gêne pas pour qualifier Félicité et Pierre de « bandits à l’affût ». La satire serait moins forte si le narrateur ne s’adressait pas clairement aux citadins, comme le prouvent certaines parenthèses. Il éloigne de la réalité des lecteurs les personnages de la fiction pour mieux les agresser et créer une complicité avec les lecteurs : Plassans est qualifié de « curieuse particularité ». Dans le chapitre III, Zola est particulièrement impitoyable et oppose la révolte assumée des Parisiens à la duplicité féroce des habitants de Plassans : « ces bonshommes, surtout quand leurs intérêts sont en jeu, tuent à domicile à coups de chiquenaude, comme nous tuons à coups de canon sur la place publique ». Zola commente aussi « les lenteurs provinciales dont on se moque volontiers à Paris » et qui sont « pleines de traîtrises, d’égorgillements sournois de défaites et de victoires ». La satire s’opère par la mise à distance d’un microcosme soumis à l’observation.
b) La leçon d’un voyant
La satire passe non seulement par des commentaires mais aussi par des visions oraculaires dont Zola est friand. La fin dramatique du roman associe la couleur rouge aux morts qui ont fait la fortune des Rougon. Le satin à la boutonnière de Pierre Rougon devient la trace de sa culpabilité dans la mort de Silvère dont le sang s’écoule sur la tombe de l’ancien cimetière. Le roman s’ouvrait sur l’amour, il se ferme sur la mort. C’est donc dans la composition totale et organique du roman que la satire doit se comprendre. La satire ne relève pas que de commentaires mais aussi d’une macrostructure qui invite à la relecture, à la révolte et à la consternation.
Plassans est au cœur de la satire à l’oeuvre dans La Fortune des Rougon. Zola s’en sert comme territoire d’analyse logique, géographique et historique pour en décrire le peuple si particulier. Il insiste aussi sur les petites histoires pour émoustiller le lecteur et adopter à l’égard des habitants de Plassans un ton impitoyable qui s’éloigne de la vision étroite que nous avons du naturalisme.Le pouvoir visionnaire du narrateur s’exprime parfois pour faire réfléchir à travers le prismes de puissants symboles. Plassans est le cadre de la satire, mais quelles en sont les cibles ?
II – La cible de la satire : les valeurs détournées, du bien au mal
Dans ce cadre s’expriment des valeurs détournées qui sont les produits de la déformation provinciale. C’est ce qui fait l’originalité de la satire chez Emile Zola. Chaque valeur positive est rabaissée par le travail de la pesanteur provinciale.
a) L’absence de convictions
Emile Zola nous présente une province refermée sur elle-même et croyant prétendre par ses petites velléités à de grandes ambitions. Emile Zola se moque de l’importance que les membres du salon jaune se donnent, agissant pour rien, confinés dans l’attentisme : Zola décrit les membres du salon jaune comme des « grotesques frappant à bras raccourcis sur la République ». Le chapitre trois est ainsi consacré aux discussions sans réflexion
b) Les petits rêves de province
Félicité Rougon rêve aux fenêtres de la place de la sous-préfecture du quartier neuf et astique son salon « dans une misère mal dissimulée » de telle manière à lui attribuer une apparence noble malgré « les chiures noires ». L’hyperbole « Tuileries » pour qualifier l’ambition de Félicité face aux rideaux de M.Peirotte est ô combien ironique pour se moquer de la bassesse d’esprit des provinciaux. Les Rougon ne sont que très peu politisés. Leur ambition n’est que matérielle. Félicité et Pierre ne se posent contre la République que pour donner « une couleur politique à leur pauvreté » : « les Rougon avaient fini par prendre leur royalisme au sérieux ». Félicité considère ses fils comme de l’argent, « comme un capitak qui devrait plus tard rapporter de gros intérêts ». Pierre n’a pour lui que « gaieté satisfaite d’un millionnaire ». Zola est impitoyable lorsqu’il voit en Pierre un homme qui a la tête d’un riche mais une vie modique. En raison de cette faible ambition, le roman ne franchit jamais le cap du roman d’aventures : on pourrait s’attendre à une scène dramatique au moment des évènements de décembre 1851 mais les personnages sont moins aptes au combats qu’à l’intrigue.
c) La paresse
Face à Pierre et Félicité, nous trouvons le demi-frère de Pierre, Antoine. Il est longuement décrit dans le chapitre IV qui raconte son histoire et ses déboires. Antoine est très rétif à l’idée de travailler et passe son temps à se plaindre. Il se sert de l’idéologie pour justifier sa misère sans jamais se remettre en question. Sa cupidité est révélée par l’épisode durant lequel Félicité lui propose de l’argent en échange d’un service rendu consistant à mener les insurgés devant la mairie de Plassans. Antoine est la caricature du parasite vivant au dépens des membres de sa famille : il récupère 200 francs de la part du couple Rougon, part pour Marseille demander de l’argent à son frère Aristide. Zola le qualifie de « terrible bavard ». Antoine va jusqu’à vouloir faire de sa femme « une bête infatigable et obéissante ». « Ils se mariaient, elle par fierté, lui par paresse », écrit Zola. Antoine n’a même pas le mérite d’être désabusé, il n’a jamais connu la passion.
a) Les figures de l’opportunisme
Les deux figures de l’opportunisme dénoncé dans La Fortune des Rougon sont Aristide et Antoine, le neveu et son oncle.Antoine est le plus caractéristique : il refuse de faire de l’idéologie et n’a le courage que pour se sauver lui-même de la pauvreté. Il représente une autre forme d’attentisme à travers la paresse et la cupidité : « Est-ce qu’on va risquer sa peau pour des idées ? Moi j’ai arrangé mes petites affaires ». Son intérêt n’est pas de résider dans le courage mais de prendre tout ce qu’il y à prendre. N’oublions pas que la prise de la mairie par les insurgés qu’il organise n’est motivée que par l’argent qui lui est donné en échange par Félicité. Le lecteur, omniscient, n’en est que plus consterné : la cupidité d’Antoine mène au massacre des insurgés. Quant à Aristide, il est d’abord inquieté par le rejet que lui inflige ses parents. Il se sent attaqué pour ses idées mais elles sont bien faibles face à la volonté de rester envie. Aristide feint en effet une blessure au bras pour retarder la publication d’un article qui pourrait le compromettre. Au lieu d’assumer ses idées, il attend de connaître le nom du vainqueur du coup d’Etat avant d’écrire quoi que ce soit. La satire se sert d emenus évènements anecdotiques pour révéler un caractère et enrichir l’intrigue.
b) Les ruses
Parlons davantage d’intrigues au pluriel plutôt que d’intrigue. Le roman est en effet le résultat des conflits individuels de chaque personne sans trame définie : chacun veut sauver sa peau. La Fortune des Rougon est un roman fondé sur les ruses des personnages qui font rebondir la diégèse. L’enjeu n’est en effet pas énorme, il se cantonne à la vie d’une petite ville de province d’où Paris est rejeté à la périphérie. La vie parisienne semble s’écouler comme un vaisseau mère auquel se soumettent les personnages sans y prendre part avec sérieux. Zola donne à lire de petites histoires avec une toile de fond historique. Nous prenons plaisir à être les témoins de la duplicité deFélicité quand elle découvre avec stupeur les lettres envoyées de Paris par son fils Eugène à son mari. Félicité ne se bat pas pour des idées, elle se bat pour savoir. Elle va jusqu’à faire croire à son mari que le Coup d’Etat a échoué. Elle organise son propre coup d’Etat à la manière silencieuse de la province. Elle fonde son pouvoir sur la peur. Ensuite, l’échec inventé du coup d’Etat fera frémir la ville et transformera Pierre en nouveau sauveur. Tout est fondé sur le mensonge et la propagation de rumeurs. La satire chez Zola s’accompagne d’un projet romanesque : écrire un roman à partir de l’immobilité, la velléité et le mensonge. Les personnages ont l’ambition de créer de l’histoire à partir de rien, comme le montre le récit ampoulé de la balle dans la vitre du bureau du maire.
c) La peur des personnages
Si la rumeur est si féconde pour l’intrigue du roman, n’oublions pas qu’elle repose sur la peur des personnages. L’intrigue prend une tournure virtuelle qui frise le fantasme : Pierre et ses compagnons, observent la vallée depuis la terrasse du marquis de Carnavant et croient entendre le tocsin : « C’était un océan, un monde, que la nuit, le froid, la peur secrète, élargissaient à l’infini ». Zola dit encore que « la plaine se changeait en lac de sang, les rochers en cadavres flottant à la surface ». Le récit se joue soudainement à travers des hallucinations qui révèlent les angoisses des personnages : de nouveau, le principe du néant est au cœur du roman. Le concept traditionnel de l’héroïsme est balayé pour construire des personnages vivant dans le monde de l’attente, du virtuel, de la crainte. La peur et le fantasme sont les revers de l’opportunisme courageux, comme pour montrer que l’aventure est impossible, que les personnages n’agissent pas et se réfugient dans le bouleversement des sensations..
a) La sensation contre l’action
La Fortune des Rougon est le roman de l’anti-héroïsme. Les personnages se contentent d’une fierté illégitime et médiocre. A travers leurs sens, les personnages se rassurent. Dans le bureau du maire dans lequel Pierre prend place, on remarque surtout le decorum du pouvoir dont se satisfait Pierre. Zola se moque de cette fierté par une hyperbole ironique dont il est spécialiste : « on eût dit un vieux Romain sacrifiant sa famille sur l’autel de la patrie ». Zola a l’audace de comparer Pierre aux grands héros de l’Antiquité torturé par des dilemmes dont ne sont nullement victimes Pierre et Félicité. La tragédie ne se pose pas dans La Fortune des Rougon, la grandeur n’existe pas, tout y est médiocrité. Dans son nouveau bureau, Pierre goûte la sensation du pouvoir mais non son exercice. La médiocrité se définit alors comme la capacité à se contenter des apparances. Le bureau a « une gravité religieuse », sent « comme un encens » et rappelle à Pierre « sa première communion quand il avait cru avaler Jésus. Zola se montre alors très sévère pour condamner l’attitude satisfaite de Pierre : le bureau est un lieu « puant les affaires étroites, les soucis d’une municipalité de troisième ordre. »
b) La fierté cruelle
Félicité et Pierre sont sans pitié. Félicité se pâme devant les morts issus de la prise ratée de la mairie par les insurgés conduits par Antoine : « La plaine d’Austerlitz ne lui eût pas causé une émotion aussi profonde ». Encore une fois, Zola utilise une hyperbole ironique pour rabaisser la vanité de ses personnages. Félicité dit même :« on ne dira plus que tu tires des coups de fusil dans les glaces ». Quant à Pierre, sa cruauté envers les Macquart et sa mère se révèle dans toutes les manipulations qu’il entreprend pour devenir seul maître. Comment ne pas y lire une illustration de la théorie de Darwin sur la lutte des espèces pour lavie ? Le roman dévoile la partie sombre de l’humanité qui se déshumanise en période de conflit. La cruauté fait rage dans cet univers où chacun tente de se frayer une place au pouvoir.
c) la vanité de la danse macabre
Le septième chapitre du roman est une véritable danse macabre dans laquelle se vérifie la terrible et meurtrière vanité des vainqueurs : « Mais le chiffon de satin rose, passé à la boutonnière de Pierre n’était pas la seule tache rouge dans le triomphe des Rougon. Oublié sous le lit de la pièce voisine se trouvait encore un soulier au talon sanglant. Le cierge qui brûlait auprès de monsieur Peirotte, de l’autre côté de la rue, saignait dans l’ombre comme une blessure ouverte. Et , au loin, au fond de l’aire Saint-Mittre, sur la pierre tombale, une mare de sang se caillait ». La satire s’opère dans un paragraphe oraculaire. Le titre La Fortune des Rougon prend alors tout son sens ironique. Zola accuse sévèrement la bassesse de ses faux héros. La fête qui conclut le roman est tragique. Zola parle ironiquement de « bon spectacle », alors que les attachants héros, Miette et Silvère, sont morts. Zola qualifie avec mépris les membres réunis sans le salon jaune pour célèbrer la victoire des Rougon : il parle de « fauves maigres » et d’une « curée ardente ». Le terme « curée » prépare la suite des Rougon-Macquart et la parution prochaine de La Curée dont les thèmes sont déjà présents : la cupidité, l’individualisme effréné, la passion amoureuse en proie avec la société.
Comment s’attacher au couple Rougon ? Comment supporter l’arrogance d’Antoine ? Emile Zola nous offre une palette de héros détestables qu’il juge très sévèrement. La satire de Zola est particulièrement forte parce qu’elle est dramatique : elle s’inscrit dans des actions et de petites scènes révélatrices parsemées d’un langage péjoratif. Si ce n’est de ces trois personnages, de qui peut-on se sentir proches en tant que lecteurs ? Si la satire est si efficace, c’est parce que Zola nous donne à découvrir en creux les vrais héros, les personnages habités par l’amour, le courage, la tendresse, la belle indifférence.
III – Un idéalisme en creux
La Fortune des Rougon décrit les travers de la province et lève le voile sur l’hypocrisie en révélant le détournement des valeurs nobles en valeurs méprisables. Cette satire est d’autant plus forte qu’Emile Zola est un grand idéaliste qui parsème son roman de valeurs qui contrastent avec l’ambition malsaine du couple Rougon et de leurs suiveurs. La jeunesse fraîche, l’amour mythique et la folie lucide de la tante Adélaïde nous laissent entrevoir le fond véritable de la pensée de l’auteur. Dans ce monde cruel persiste l’espoir du bonheur simple. Dix ans après la parution de La Fortune des Rougon, Zola écrira dans Le Roman expérimental que les auteurs doivent être guidés par « L’aiguillon de l’idéal ».
a) La forme d’un conte
La Fortune des Rougon est un roman d’intrigues mais aussi un roman d’amour dans lequel l’auteur nous livre ses pensées sur l’adolescence, sa fraîcheur, son idéalisme, sa simplicité. L’amour prend place dans le roman sur une toile de fond cruelle. Miette, jeune et qui n’a pas commis d’erreur sauf celle de naître et d’être élevée par un oncle haineux, nous rappelle les héroïnes de contes de fées. Elle est critiquée par les habitants de Plassans à cause de la condamnation de son père. Zola met alors en place un schéma actanciel traditionnel : la pauvre fille pleine de bonne volonté est soumise à un sort misérable. Lorsqu’elle est reconnue par les insurgés républicains au chapitre I, un être adjuvant lui porte secours et sauve la mémoire du père de Miette, comme un bon parrain de conte. L’amour de son prince, Silvère, lui permet d’avoir « une chanson dans son cœur qui l’empêchait d’entendre les nuées ». Zola ne nous invite-t-il pas au même bonheur innocent ? A travers ce conte de l’amour qu’il compare aux « amours primitives des contes grecs », Zola produit un roman en dyptique : d’un côté la vie des adultes pervertis par la soif de pouvoir, de l’autre côté la gratuité du sentiment amoureux et la grandeur des idées. Silvère est un pur personnage romantique, guidé par l’amour et l’adoration des idées républicaines fondées sur la liberté et l’égalité. « J’aime la République, vois-tu, parce que je t’aime », dit-il à Miette au chapitre I. Silvère fait se fusionner la société et l’amour et s’assimile en cela à un héros hugolien.
b) Miette glorifiée
Miette, de son vrai nom Marie comme la Vierge pure et immaculée, porte le drapeau rouge et mène la marche des insurgés. Miette est donc doublement glorifiée, à la fois religieusement et politiquement. Elle incarne en clôturant le premier chapitre la pureté virginale et la République en portant son drapeau écarlate qu’elle ne veut lâcher pour rien au monde. Elle clôturera également le chapitre V dans une vision macabre : elle meurt « chaste » et « les yeux en l’air ». Sa mort a comme effet de nous révolter contre le monde. L’image est d’autant plus forte qu’elle conclut le chapitre dédié au roman de l’amour entre Miette et Silvère.
c) Un paradis à part
Le chapitre V est une parenthèse onirique au milieu des intrigues de la famille Rougon-Macquart. Il nous présente une vision idéalisée. Miette et Silvère se découvrent dans l’insouciance de la jeunesse. Zola nous délivre les clés de l’adolescence. Silvère et Miette sont encore des enfants et s’initient ensemble à la sensualité et au désir, comme dans l’épisode où Miette et Silvère se baignent dans la rivière. Zola dit que ces deux enfants sont absorbés par « un souffle d’épopée » et qu’ils sont « avides d’amour et de liberté ». Ce monde idéal s’oppose aux intrigues perverses qui essaiment dans le roman. La place centrale du chapitre V est en cela symbolique. L’élan de Miette et Silvère « traversait avec une générosité sainte les honteuses comédies des Macquart et des Rougon ». Lors de leur promenade au chapitre I, les deux adolescents sont représentés emmitouflés dans la manteau de Miette et forment ainsi une masse androgyne qui rappellent leur souhait d’être seuls exprimé par leur jeu enfantin de communiquer chacun d’un côté du puits qui séparent les deux propriétés où ils vivent. Zola parle alors de « cachette verte », de « trou mystérieux ». Les deux adolescents se mirent dans l’eau comme Narcisse dans la rivière, ce qui insiste sur l’idée d’une unité formée par Miette et Silvère.
a) Adélaïde victime des rumeurs
Adélaïde est un personnage fondamental. Elle est au carrefour des deux lignées Rougon et Macquart. Elle est le témoin taciturne des conflits qui déchirent sa descendance. Elle commence par être la risée de la ville et l’objet de rumeurs critiquant son amour avec Rougon qui a conduit à un mariage « d’absolue nécessité ». On comprend par cet euphémisme qu’Adélaïde était enceinte avant de se marier, ce qui est source de polémique dans Plassans. Emile Zola décrit à nouveau les tourments des rumeurs dans les petites villes provinciales. Adélaïde est une véritable héroïne car elle est différente des autres, en raison de son « manque d’équilibre entre le sang et les nerfs ». C’est un personnage intéressant par sa différence. La satire ne s’adresse donc pas contre elle mais en sa faveur, ce qui est un tour de force dont seul le genre romanesque est l’illustration.
b) Un amour véritable et incompris
Adélaïde est méprisée parce qu’elle est libre d’aimer qui elle veut. La relation entre Silvère et sa grand-mère est intime. Les deux se comprennent mutuellement, ce qui montre que les héros de ce roman sont les personnes aux grandes idées contre les personnes friandes d’intrigues futiles et cupides. Adélaïde vit totalement pour son amour perdu qui n’est pas compris par les habitants matérialistes de Plassans. Lorsqu’elle surprend Miette et Silvère en train de passer la porte qui lui servit autrefois pour se rendre chez son amant Macquart, Adélaïde éprouve « un abîme de lumière creusé brutalement dans son passé ». « Par ouù l’amour avait passé, l’amour passait de nouveau », écrit encore Zola. Adélaïde exprime elle-même la passion destructrice en disant à son petit-fils : « Prends garde, mon garçon, on en meurt ». Adélaïde incarne la folle passion contre la froide hypocrisie, le silence digne contre les commérages.
c) Folie révélatrice
Comme le fou d’une pièce de Shakespeare, Adélaïde fait office d’autorité de la vérité contre l’ordre commun. »Malheureuse ! Je n’ai fait que des loups », s’exclame-t-elle dans son délire au chapitre VII. En connaissant son histoire passionnelle, on ne peut que se révolter face au désir de Pierre d’expédiersa mère à l’asile. La bassesse prend le dessus sur la beauté indécente de la passion. N’oublions pas que le mariage de Pierre n’était qu’un « dévolu » jeté sur une jeune femme intéressante pour la boutique que tenait ses parents. Les paroles folles d’Adélaïde sont à la hauteur des folies commises par les membres cupides de sa famille. Elle ne vit que pour son amour perdu.En tant que lecteurs, nous sommes invités à vouloir ressembler à Adélaïde plutôt qu’à Pierre.
a) La modestie
Alors que les valeurs positives sont déformées par la négative chez les membres du salon jaune, Pascal rehausse le niveau en exprimant les bons côtés de ces valeurs. Il n’est pas médiocre mais modeste. Il se contente d’une « belle indifférence » lorsqu’il participe aux réunions du salon jaune. Pascal est en quelque sorte le paria de la famille Rougon : « Tu n’es pas à nous ! », s’exclame Félicité. C’est en étant paria qu’un personnage devient héros.
b) La lucidité
Lors du délire d’Adélaïde au chapitre VII, voici les pensées de Pascal : « il crut entrevoir un instant, comme au milieu d’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une meute d’appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang ». Cette phrase a valeur de prédiction pour la suite de la fresque familiale à laquelle Emile Zola se consacre. Ce n’est pas un hasard si Pascal est le héros éponyme du dernier tome des Rougon-Macquart intitulé Le Docteur Pascal. Il est à la fois témoin et visionnaire. Il est en quelque sorte le double de Zola. Comme l’auteur du roman, il cherche « avec l’intention d’un naturaliste surprenant les métamorphoses d’un insecte. »
c) L’altruisme
Pascal démontre un grand altruisme qui diffère totalement de l’attitude de ses frères. Sans ambition pécuniaire, il se consacre aux hauteurs du savoir. Il vient en aide aux insurgés blessés et à sa grand-mère délirante. A la mort de Miette, il rassure Silvère par de douces paroles : « Je ne puis rien, d’autres m’attendent…Laisse, mon pauvre enfant ; elle est bien morte, va ». Emile Zola fait naître un peu d’humanité dans ce massacre à travers le personnage le plus sage du roman.
L’entreprise d’Emile Zola dans La Fortune des Rougon n’est pas la froide traduction scientifique de la réalité à laquelle on associe trop souvent le courant naturaliste. Emile Zola y conduit une critique acerbe de la société en accusant les vices dans un microcosme contre-utopique où le romanesque prime sur l’histoire, qui est rejetée à la périphérie comme une toile de fond. Emile Zola exacerbe le mal, les bassesses, l’hypocrisie, l’ambition mal placée. Dans ce roman du vice persiste l’espoir d’un idéal romanesque à travers les personnages d’Adélaïde, Miette, Silvère et Pascal. La satire est souveraine et elle n’en est que plus révoltante qu’un idéal tente de s’y frayer un chemin. La Fortune des Rougon est le récit d’une lutte pour être soi, dans la passion ou dans la soif de pouvoir. Emile Zola est bel et bien un romancier, plus qu’un enquêteur. Paradoxalement, on s’attache aux personnages qu’on ne voit pas souvent apparaître, de la femme d’Antoine, Joséphine, à Silvère et Miette, en passant par Pascal. La déchéance de la famille Rougon-Macquart prend dans La Fortune des Rougon son origine sur un ton pessimiste où les vices deviennent les outils principaux du genre romanesque.
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