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Faire le ménage dans les dessins animés de Walt Disney : ma petite histoire de la féminité combative

Les ouvrages féministes sur le mauvais traitement des femmes dans les films d’animation de Walt Disney sont nombreux. Nombreux sont aussi les freudiens qui ont souligné les déviances et les perversions familiales qui se trament dans leurs intrigues. Cet article, loin de la polémique, commente de façon libre trois extraits chantés de films Disney mettant en scène une héroïne soumise munie de son balai. Il s’agit d’un exemple parmi des centaines d’un regard sur les classiques de Walt Disney qui s’échappe des clivages manichéens et sexistes habituels. Tout ce que ces quelques paragraphes essaient de dire, c’est : « N’ayez pas peur de montrer des Disney aux enfants ! »

Blanche Neige – Le ménage comme incarnation de l’espérance (1937)

Le but de la princesse fugitive est d’être acceptée chez les nains grâce à un service rendu. Sa perspective de joie future se traduit dans la bonne humeur de l’espoir présent.  Le travail (labeur) se trouve réduit à l’aide d’un état d’esprit  optimiste. Il en est de même dans la scène de la rencontre avec le prince où Blanche Neige est aussi occupée à nettoyer la cour du château. Les éléments du labeur se métamorphosent alors en prêcheurs d’espoir, comme le puits ou le vase rempli de fleurs.

La parcelle protégée s'oppose à un univers extérieur hostile

Dans votre entourage, vous ne comptez certainement plus les personnes qui vous racontent leur rituel du ménage : chacun de nous aime écouter une musique particulière en passant l’aspirateur ou en faisant la vaisselle. La chanson rythme le ménage: les vibratos de Blanche Neige accompagnent les rythmes tournoyants de la queue de l’écureil détachant la toile d’araignée. Il s’agit de faire le ménage dans la chaumière pour aussi prendre un nouveau départ et changer de vie.

La propreté est représentée par les symboles de la renaissance

Les signes de la propreté font référence aux symboles de la vie, du confort et de la renaissance : l’eau, les fleurs, la décoration du foyer, une parcelle claire et protégée au milieu d’une forêt hostile. L’image du pavillon typique des banlieues américaines vient facilement à l’esprit.

Cendrillon – Le ménage comme suspension temporaire de la conscience (1950)

La chanson « Doux rossignol » s’articule autour d’un paradoxe évident : les belles sœurs chantent affreusement mal mais entourées d’un environnement fastueux. Au contraire, Cendrillon chante harmonieusement mais en haillons et en position de soumission. L’extrait de « Doux rossignol » se rattache aisément à la tradition de la musique salvatrice qui fait autorité depuis la naissance du blues dans les plantations d’esclaves.

Les bulles symbolisent le plaisir de l'évasion créative

La particularité de cette scène est de faire appel à des éléments empreints d’une prise de liberté artistique. La scène de ménage interrompt l’intrigue. Elle est un passage « gratuit » dans le film, présent pour le plaisir des yeux et des oreilles. La littérature romanesque est friande de ces instants gratuits qui fondent le plaisir de la lecture autant que les coups de théâtre dramatiques. Flaubert ne définit-il pas Madame Bovary comme un livre sur rien ? Le rien, pour Flaubert, mérite ses lettres de noblesse et ses représentations artistiques. Le ménage dans Cendrillon est l’occasion pour l’héritière déchue de faire une pause et de s’accorder un moment de plaisir, dans un geste de sublimation d’une tâche  détachée de noblesse pour ceux qui l’entourent. Le motif de la bulle est l’expression artistique (et technique, à l’époque de la sortie du film !) de ce « rien ». Les bulles apparaissent comme le symbole d’un isolement salvateur et créatif qui permet à Cendrillon de suspendre sa conscience.

A titre uniquement indicatif et sans amalgame,  Cendrillon pourrait s’affirmer en Madame Bovary des années 1950, période à laquelle le film est sorti. C’est également à cette période d’après-guerre que l’on a vu naître des références phare encore aujourd’hui en termes de féminité avortée par la société, comme les poupées Barbie (1945) ou Marilyn Monroe. Voyez par exemple l’engouement actuel pour les plaisirs secrets et intimes auxquels s’adonnaient Marylin Monroe à côté des péripéties médiatiques de son rôle de pin-up (Marilyn Monroe. Fragments, Seuil, 2010).

La princesse et la grenouille – Le ménage comme construction pragmatique de soi (2009)

Les individus des sociétés occidentales sont oppressés par le devoir d'être dans la lumière

Les individus des sociétés occidentales sont oppressés par le devoir d'être dans la lumière

Dans La fatigue d’être soi (1998), Alain Ehrenberg décrit les crises psychologiques liées à la pression de l’individualisme et à l’exigence de réussite dans les sociétés occidentales contemporaines. Dans La Princesse et la grenouille, Disney s’inscrit dans ce schéma : prier sa bonne étoile ou rêver dans son coin n’est plus une solution de facilité pour réaliser ses rêves en temps de crise : il faut travailler dur et savoir où on va ! La soif de réussite personnelle de la jeune Tiana illustre l’actualité du self made man (ici woman !) américaine.

Tiana sacrifie sa vie pour son succès

La chanson « Au bout du rêve » commence par une scène de balai classique où Tiana commence à mettre au propre le hangar désaffecté dans lequel elle compte ouvrir un restaurant. Très vite, la scène tourne au fantasme : le restaurant tel que Tiana l’imagine prend vie sous des formes graphiques hiéroglyphiques. L’abondance du doré et des paillettes attestent du désir délirant de lumière et de célébrité de la jeune fille fiévreuse de trop agir. Voilà que les héroïnes s’approprient les ambitions traditionnellement masculines ! Coup de théâtre, la fin du film nous apprend que ce ménage là n’est pas le bon ! Le vrai ménage, c’est celui de choisir ce qui est vraiment important. En l’occurrence, l’amour, pas la richesse. Mais Tiana finit par s’en sortir avec les deux ! La thèse du film confirme les tendances de styles de vie nées de la crise de 2008 : prendre le temps de s’amuser, prendre le temps de cuisiner pour soi et pour ses proches, privilégier le durable et accepter l’aide d’autrui.

Faire le ménage, oui ! Mais avec créativité !

Puisque les contraintes font partie du quotidien, passez le balai, mais pas trop vite ! Les figures du ménage exécuté par les femmes dans ces trois films d’animation de Walt Disney sont fondées, il est vrai, sur la docilité et l’acceptation d’un quotidien misérable. Point de révolution, mais des tactiques de détournement : la séduction (Blanche Neige), le rêve (Cendrillon) et le travail (Tiana). Ces trois « scènes de ménage » font honneur à l’ingéniosité des femmes et à leur pouvoir fatal de séduction. 200 ans avant Disney, Choderlos  de Laclos n’a pas moins bien décrit la condition des femmes à travers les propos sulfureux de la Marquise de Merteuil : la victoire ne se fera pas par les armes avouées de la révolution mais par les dessous élégants de la manipulation.  L’exposition  Brunes et blondes  de 2010 n’a fait que remettre à jour ces mythes de la féminité (cliquez ici pour lire la brochure de l’exposition). Michel de Certeau, dans L’Invention au quotidien, nous rappelle aussi toute la contemporanéité de ces ruses dans nos sociétés de consommation qui, envahies par la publicité, en détournent les contraintes avec créativité pour se démener malgré la domination des univers de marques.


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