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Commentaire du fragment « imagination » des Pensées de Pascal

Le fragment « imagination » (fragment 78) présente un intérêt philosophique majeur : l’imagination est-elle une force créatrice ou une des origines de la misère de l’homme ? Pascal a choisi son parti et exploite tous les ressorts possibles du traitement de l’imagination : psychologie, société, anthropologie. L’imagination préside à toutes les facultés de l’homme et le soumet au règne des apparences. Pascal a recours à toutes les ressources de l’art de convaincre et de persuader. Il est capable de concilier à la fois le langage logique de la conviction à celui, persuasif, de la démesure afin de démontrer la folie totale à laquelle mène l’imagination. Pascal reconstruit le monde entier à travers le prisme de l’imagination, ce qui est un tour de force rhétorique. Son fragment est donc plus incisif que l’architexte de Montaigne. Se révèle, dans cette analyse de l’imagination comme facteur de la misère humaine, un auteur aux multiples visages : un mathématicien soucieux de logique, un moraliste pessimiste et un anthropologue observateur.

I – Une démonstration logique

  1. La géométrie du parallélisme

Pascal disserte sur l’imagination en usant de parallélismes qui confèrent à son discours une valeur mathématique en même temps qu’il renverse les ordres habituels. La raison se voit rattachée au malheur alors que l’imagination est, quant à elle, source de bonheur : « Elle ne peut rendre sage les fous, mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables ». Pascal conclut sa phrase par un parallélisme : « l’une le couvrant de gloire, l’autre de honte ». L’imagination procure ainsi la satisfaction et la renommée tandis que la raison n’apporte que la misère. Pascal s’oppose ainsi à tout humanisme qui ferait penser que l’homme peut atteindre le bonheur par la raison, et se hisse ainsi en janséniste contre le christianisme moderne qui estime que la mesure permet d’atteindre la grâce. Pascal tend à prouver mathématiquement que l’homme est san mesure.

  1. De l’individu à toute la société

Pascal joue sur les échelles de grandeur pour amplifier la valeur logique de son propos. Il analyse d’abord l’imagination sous l’angle de l’individu en tant que « seconde nature ». Par l’emploi de la forme emphatique dans la phrase « C’est parmi eux [les plus sages] que l’imagination a le grand droit de persuader les hommes », Pascal insiste sur le paradoxe de l’imagination qui préside à la pensée des gens apparemment les plus raisonnables. Il emploie un tour rhtétorique pour faire accepter le plus inacceptable. L’habitude que nous avons d’associer l’imagination à la folie est une erreur. Puis, Pascal amplifie sa réflexion pour évaluer l’impact de l’imagination sur toute la société, en montrant que l’imagination est à l’origine de l’ordre social. Pascal doit avouer qu’il ne peut faire l’inventaire de toutes les puissances de l’imagination : « Je ne veux pas rapporter tous ses effets ». En hissant l’imagination au sommet de toutes les pensées humaines, Pascal reconstruit le monde dans sa totalité.

  1. La clairvoyance des puissants

Pascal confère aux puissants de notre monde un statut particulier. Les rois, les magistrats et les médecins sont conscients du pouvoir de l’imagination : « Nos magistrats ont bien connu ce mystère », écrit-il. Pascal utilise un langage satirique teinté de logique pour asseoir son opinion négative : « si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés ». L’emploi du système conditionnel oppose la vérité inexistant dans le monde réel à l’apparence régissant la réalité : le « vrai art » inexistant est opposé aux « bonnets carrés » de la réalité. Pascal conlut en parlant de la médecine et de la justice sous l’appellation de « sciences imaginaires ». Pascal utilise des moyens syntaxiques logiques au service de la preuve de l’illogisme.

Pascal présente à ses lecteurs un exposé logique qui multiplie les angles d’approche. Il révèle ici ses qualités de géomètre capable d’étudier le monde sous différentes échelles. Ce qui rend original son discours, c’est sa manière d’analyser un fait humain avec une démarche scientifique. C’est ce qui fait de Pascal non seulement un géomètre de la nature humaine, c’est-à-dire un moraliste.

II – L’art du moraliste

  1. Le dialogisme

Pascal instaure un dialogue avec son destinataire libertin pour le faire adhérer à son discours sans lui laisser le moindre choix. Cette démarche est moraliste car elle est un acte de persuasion. Il use donc à l’envi de questions oratoires et d’apostrophes. D’un point de vue stylistique, le rythme de ces questions oratoires peut être mineur pour créer un effet de surprise percutant : la question commence par une énumération : « Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands » et se termine par une révélation suprenante : « sinon cette faculté imaginante ? ». Une autre manière de dialoguer avec son destinataire est de le pousser dans ses retranchements erronés pour lui faire comprendre qu’il se trompe. Pascal utilise alors un rythme majeur pour amplifier progressivement son discours et lui donner un ton ironique par un style accumulatif : « Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime, et qu’il juge des choses dans leur nature sans s’arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l’imagination des faibles ? ». Le moraliste révèle par une question interro-négative l’erreur qui était pour le lecteur une évidence et une vérité.

  1. Un discours hyperbolique sans demi-mesure

En plus de faire adhérer à son propos son lecteur par le poids du style, Pascal affirme que l’imagination est à l’origine de tout dans un discours hyperbolique. Il décrit une société qui ne connaît que les excès, comme, dans une fable, les personnages ne sont réduits qu’à un trait de caractère. L’imagination devient un personnage repoussant qui est l’allégorie de la société toute entière. Pascal traite l’imagination avec un certain dédain. Au tout début du fragment, il utilise le démonstratif de distance et une redondance éloquente : « c’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté ». Pascal brosse un portrait vivant et anthropomorphique de l’imagination et la campe devant son lecteur comme un mal absolu et omniprésent.

  1. Des métaphores frappantes

Dans la même veine moraliste, Pascal utilise des métaphores frappantes. Il décrit la raison comme une plante souple : « plaisante raison qu’un vent manie et à tout sens ». On pense alors à un autre fragment célèbre des Pensées où Pascal décrit l’homme comme un « roseau pensant ». La métaphore fragilise ici la faculté vue comme la plus puissante par les humanistes. L’imagination est aussi à l’origine de nombreuses « secousses » en l’homme. Par cette métaphore, Pascal fait de l’imagination une force agissante et vivante, ce qui s’assimile à une démarche de fabuliste et de moraliste.

Pascal s’inscrit dans une veine moraliste en s’adressant à un destinataire qu’il rend présent en s’y adressant directement, en tenant des propos sans demi-mesure et en utilisant des métaphores frappantes. Comment ne pas penser aux fables de La Fontaine ? Pascal se fait n’est pas qu’axiologue, il écrit aussi un apologue en dramatisant son exposé sur l’imagination. De la morale il fait un récit qui rend vivant son étude anthropologique.

III – La dramatisation de la vie de l’esprit

  1. La tonalité épique

En opposant la raison à l’imagination, Pascal produit un ton épique qui fait de ces deux facultés des entités vivantes qui combattent l’une contre l’autre. L’imagination sort triomphante de cette guerre mise en scène. L’imagination est personnifiée en étant qualifiant de « fourbe » et « ennemie de la raison ». Quant à a raison, elle est montrée en victime impuissante : « la raison a beau crier ».. En rendant vivantes les facultés de l’esprit, Pascal fait de l’esprit un champ de bataille où règne un combat interne sans merci qui plonge l’homme dans l’incertitude : « l’affection et la haine changent la justice de face »

  1. Réalisme des scènes

Pascal dramatise son argumentation en portant un soin particulier à camper des scènes vivantes, par exemple en énumérant une suite d’objets concrets qui simulent la force des magistrats : « leurs robes rouges, leurs hermines dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lys ». Concernant la fausseté de la justice, il parle en exclamations qui marquent son étonnement, sa colère et l’absurdité de la situation  : « combien un avocat bien payé par avance trouve-t-il plus juste la cause qu’il plaide ! Combien son geste hardi la fait-il paraître meilleure aux juges dupés par cette apparence ! ». Par un rythme mineur, Pascal crée un effet de surprise qui ruine la valeur du magistrat : « Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l’ait mal rasé, si le hasard l’a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu’il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur ». Qu’il décrive un magistrat dans le faux ou dans le vrai, l’imagination conduit toujours à la fausseté.

  1. Eclatement des valeurs

Pascal nous fait plonger dans les ténèbres de l’esprit. L’imagination opère en « marquant du même caractère le vrai et le faux « . Il est donc impossible pour l’homme d’apporter le moindre jugement avec certitude. Les valeurs sur lesquelles repose la société sont minées : la justice est supplantée par l’imagination, la force des rois ne dépend que des soldats qui l’entourent. Pascal détruit donc tout un système de valeurs et un ordre social en soumettant toutes les pensées et toutes les actions au bon vouloir de l’imagination. Ce fragment est donc d’autant plus frappant qu’il est ténébreux, vivant et sans demi-mesure.

Le fragment « imagination » est un tour de force rhétorique qui fait table rase des valeurs communément connues comme les armes de l’homme contre la folie : la raison, la justice, le pouvoir. Cette démonstration logique et percutante parvient à nous convaincre de l’incroyable.

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