Commentaire du portrait de Silvère dans La Fortune des Rougon de Zola

Nous nous proposons l’étude du portrait de Silvère dans le chapitre I de La Fortune des Rougon, de « Il songeait toujours » à « le fil de sa rêverie ». Silvère est le premier personnage que nous découvrons au début de La Fortune des Rougon. Ce jeune homme dont on ne connaîtra le prénom qu’un peu plus tard est d’abord observé d’un point de vue externe qui nous le fait connaître progressivement, à partir de rien. Le portrait s’articule aux mouvements de la lumière de la lune, il s’agit donc d’un portrait mobile pris sur l’instant qui ne s’évade pas dans des considérations omniscientes, mais dans des suppositions. L’auteur découvre Silvère en même temps que son lecteur et ne se permet que des suppositions en modalisant le portrait qu’il brosse. L’originalité de ce portrait est , en plus de prendre en compte le moment et le lieu précis où il s’opère, est de dessiner un jeune homme en pleine puberté, en pleine transition physique et morale. Le narrateur en profite alors pour donner au portrait la teneur d’un oracle qui hésite entre le déterminisme et la révolte sous-jacente du personnage. La tension est donc narrative psychologique et idéologique.

I – Le portrait dans le récit

1.Le portrait en lumière

La scène se déroule le soir. Le portrait est un arrêt sur image narratif qui suit le mouvement de la lumière et donne au portrait sa dynamique. D’abord, le narrateur s’atèle à la description de ses membres car « les clartés de la lune » courent « le long de sa poitrine et de ses jambes ». A la fin du portrait, le personnage, « en se voyant blanc de lumière », « regarda devant lui avec inquiétude ». Le portrait s’abstient de tout détail qui dériverait d’une narration omnisciente. Il ne s’agit que de « ce soir-là ».

2.Le temps de la rêverie

Le personnage est plongé dans sa rêverie, qui est de manière significatrice signalée au début et à la fin du portrait : « Il songeait toujours » et « il fut tiré en sursaut de sa rêverie », « il ne put retrouver le fil de sa rêverie ». La rêverie qui conserve Silvère immobile justifie l’observation du narrateur et le moment du portrait.

3.Un lieu symbolique

Le personnage attend sur une pierre tombale dans un ancien cimetière abandonné aux matériel des charrons. Le lieu est teinté de mort au tout début du roman. Cest un obscur présage qui prendra son sens à la fin du roman : Silvère y mourra. La lumière est source d’inquiétude : on imagine que le personnage a peur d’être remarqué : « il rentra dans le noir ». Le portrait confirme alors son intérêt narratif.

II – Un portrait en demi teinte

1.Un adolescent en transition

L’aspect psychologique du portrait met en relief l’état de transition pubertaire dans lequel se trouve Silvère. Afin de refléter cet état transitoire, le narrateur précise que le personnage est de « taille moyenne », qu’il est « légèrement trapu ». La formule inchoative « commençait à le courber vers la terre » indique une formation en évolution. Des antithèses, comme « cœur d’homme servi par une raison de petit garçon » viennent souligner l’adolescence de Silvère qui est entre le garçon et l’homme, un être « incomplet ».

2.Le point de vue externe

En utilisant un point de vue externe, le narrateur nous fait découvrir le personnage par étapes, nous l’avons vu, en suivant le mouvement de la lumière. Le statut externe du narrateur le réduit à décrire ce qu’il voit. Il utilise alors des outils de modalisation pour suggérer des traits du portrait sans les affirmer de manière péremptoire. Les bras de Silvère « semblaient forts », « il paraissait timide et inquiet ». Cette manière de suggérer est poussée jusqu’à l’oracle dans l’expression : « ce devait être une nature intelligente ». Le narrateur se cantonne aux apparences pour faire naître progressivement la réalité de son personnage dans l’esprit du lecteur.

3.La narration des forces en action

Plus qu’un portrait, nous avons affaire à un récit de forces biologiques, morales et physiques qui sont exprimées sous la forme d’un récit et rendent vivante la psychologie et le corps du personnage adolescent. En lui grondent des effets contradictoires. L’intelligence est « noyée », « son esprit « souffre » de ne pouvoir sortir de son « épaisse enveloppe ». Le portrait prend un caractère épique où se bouleversent les passions. Il s’agit d’une biologie en ébullition. Que veut dire cette tension sur le plan idéologique ? Que nous apprend ce portrait de la théorie naturaliste d’Emile Zola sur le corps et l’esprit ?

III – La tension entre déterminisme et révolte

1.L’effet du travail

Le narrateur nous montre un personnage en transition de l’âge enfant à l’âge adulte en montrant d’abord les effets du travail sur le corps. Silvère attrape de « mains d’ouvrier que le travail avait déjà durcies ». Le personnage devient alors solide. Le travail est vu idéologiquement comme un « abrutissement », comme une descente du corps vers « la terre » qui va à l’encontre de l’élévation spirituelle. Le déterminisme social effectue son travail sur le corps et sur l’esprit.

2.Les vêtements comme reflet d’un décalage

La tension à l’oeuvre chez le personnage est aussi révélée par les vêtements qui déterminent l’apparence du personnage. Ses pieds « paraissaient forts » sous l’effet de ses « gros souliers ». Les bras sont « trop développés » comme si Zola dépeignait un personnage mal à l’aise dans son propre corps, à l’image d’un clown. Le personnage exprime sa timidité en se cachant de la lumière grâce à son chapeau qui produit une « raie d’ombre » sur son front.

3.Contradiction physique/esprit

La contradiction entre le physique du personnage et son esprit, Zola exprime l’espoir que Silvère a de sortir de sa condition déterminé par son rang social. La tension n’est pas seulement physique ou psychologique, elle est idéologique : « par l’attitude alourdie de ses membres, il était peuple » mais une « révolte sourde » gronde en Silvère. Silvère devient alors un personnage romanesque car il porte en lui un positionnement qui va contre ce que la société lui impose. Il est riche de « lueurs pensantes ». L’envolée lyrique formée de groupes nominaux souligne la richesse des contradictions qui habitent Silvère  : »Brave enfant, dont les ignorances étaient devenues des enthousiasmes, coeur d’homme servi par une raison de petit garçon, capable d’abandons comme une femme et de courage comme un héros ».

Zola dépeint Silvère en mettant en relief diverses tensions : la tension du cadre romanesque où Silvère est sur ses gardes, la tension d’un adolescent en proie aux transformations dues à la puberté, et une tension idéologique qui oppose la « pesanteur de sa race et de sa classe » à la « révolte ». En soulignant de telles oppositions, Zola rend ce passage tout particulièrement romanesque, car s’y trouve dans une tonalité originalement déterministe le combat traditionnel entre individu et société..

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